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Frithjof Schuon - Sur le sens de l'impérialisme antique

Le sens de l’impérialisme antique, c’est d’étendre un « ordre », un état d’équilibre et de stabilité en conformité d’un modèle divin qui se reflète du reste dans la nature, dans le monde planétaire notamment ; l’empereur romain, comme le monarque de l’« Empire céleste du Milieu », exerce son pouvoir grâce à un « mandat du Ciel ». Jules César, détenteur de ce mandat et « homme divin » (divus)(1) avait conscience de la portée providentielle de sa mission ; à son sens, rien n’avait le droit de s’y opposer ; Vercingétorix était pour lui une sorte d’hérétique. Si les peuples extra-romains étaient considérés comme « barbares », c’est avant tout parce qu’ils se situaient en dehors de l’« ordre » ; ils manifestaient, au point de vue de la pax romana, le déséquilibre, l’instabilité, le chaos, la menace permanente. Dans la Chrétienté (corpus mysticus) et l’Islam (dâr el-islâm), l’essence théocratique de l’idée impériale apparaît nettement ; sans théocratie, pas de civilisation digne de ce nom ; cela est tellement vrai que les empereurs romains, en pleine désagrégation païenne et depuis Dioclétien, éprouvèrent le besoin de se diviniser ou de se laisser diviniser, en s’attribuant abusivement la qualité du conquérant des Gaules descendant de Vénus. L’idée moderne de « la civilisation » n’est pas sans rapport, historiquement, avec l’idée traditionnelle de l’« empire » ; mais l’« ordre » est devenu purement humain et tout profane comme le prouve du reste l’idée de « progrès », laquelle est la négation même de toute origine céleste ; en fait, la « civilisation » n’est que du raffinement citadin dans le cadre d’une perspective mondaine et mercantile, ce qui explique son hostilité envers la nature vierge autant qu’envers la religion. Selon les critères de « la civilisation », l’ermite contemplatif - qui représente la spiritualité humaine en même temps que la sainteté de la nature vierge - ne peut être qu’une sorte de « sauvage », alors qu’en réalité il est le témoin terrestre du Ciel.

(1). « Voilà l’homme, voilà celui dont tu as si souvent entendu l’arrivée promise, César Auguste, fils d’un dieu, qui fondera de nouveau l’âge d’or dans les champs où Saturne jadis a régné et qui étendra son empire jusque sur les Garamantes et sur les Indiens » (Enéide VI, 791-795). César a préparé un monde pour le règne du Christ. - A noter que Dante place les meurtriers de César au plus profond de l’enfer, ensemble avec Judas. - Cf. Divus Julius Caesar, d’Adrian Paterson, dans les Études Traditionnelles, juin 1940.

Ces considérations nous permettent de faire ici quelques remarques sur la complexité de l’autorité dans la Chrétienté d’Occident. L’empereur incarne, en face du pape, le pouvoir temporel, mais il y a plus : il représente aussi, du fait de son origine préchrétienne et pourtant céleste (2), un aspect d’universalité, alors que le pape s’identifie par sa fonction à la seule religion chrétienne. Les musulmans en Espagne ne furent persécutés qu’à partir du moment où le clergé était devenu trop puissant par rapport au pouvoir temporel ; celui-ci, qui relève de l’empereur, représente dans ce cas l’universalité ou le « réalisme », et partant la « tolérance », donc aussi, par la force des choses, un certain élément de sagesse. Cette ambiguïté de la fonction impériale - dont les empereurs eurent conscience à un degré ou un autre (3) - explique en partie ce que nous pourrions appeler le déséquilibre traditionnel de la Chrétienté ; et on dirait que le pape reconnut cette ambiguïté - ou cet aspect de supériorité accompagnant paradoxalement l’infériorité - en se prosternant devant Charlemagne après le sacre (4).


(2) Dante n’hésite pas à faire état de cette origine surhumaine pour étayer sa doctrine de la monarchie impériale.
(3). La chose ne fait de doute ni pour Constantin ni pour Charlemagne.
(4). Il y a un curieux rapport - soit dit en passant - entre la fonction impériale et le rôle du fou de cour, et ce rapport semble d’ailleurs apparaître dans le fait que le costume des fous, comme celui de certains empereurs, était orné de clochettes, à l’instar de la robe sacrée du Grand Prêtre : le rôle du fou consistait à l’origine à dire publiquement ce que nul ne pouvait se permettre d’exprimer, et à introduire ainsi un élément de vérité dans un monde forcément gêné par d’inévitables conventions ; or cette fonction, qu’on le veuille ou non, fait penser à la sapience ou à l’ésotérisme du fait qu’elle brise à sa manière des « formes » au nom de « l’esprit qui souffle où il veut ». Mais seule la folie peut se permettre d’énoncer des vérités cruelles et de toucher aux idoles, précisément parce qu’elle reste à l’écart d’un certain engrenage humain, ce qui prouve que, dans ce monde de coulisses qu’est la société, la vérité pure et simple est démence. C’est sans doute pour cela que la fonction du fou de cour succomba en fin de compte au monde du formalisme et de l’hypocrisie : le fou intelligent finit par céder la place au bouffon, qui ne tarda pas à ennuyer et à disparaître.


L’impérialisme peut venir soit du Ciel, soit simplement de la terre, soit encore de l’enfer ; quoi qu’il en soit, c’est chose certaine que l’humanité ne peut pas rester divisée en une poussière de tribus indépendantes ; les mauvais se jetteraient infailliblement sur les bons, et le résultat serait une humanité opprimée par les mauvais, donc le pire des impérialismes. L’impérialisme des bons, si l’on peut dire, constitue donc une sorte de guerre préventive inévitable et providentielle ; sans lui, aucune grande civilisation n’est concevable (5). Si l’on nous fait remarquer que tout cela ne nous fait pas sortir de l’imperfection humaine, nous en convenons ; loin de prôner un angélisme chimérique, nous prenons acte du fait que l’homme reste toujours l’homme dès que les collectivités avec leurs intérêts et leurs passions entrent enjeu ; les meneurs d’hommes sont bien obligés d’en tenir compte, n’en déplaise à ces « idéalistes » qui estiment que la « pureté » d’une religion consiste à se suicider. Et ceci nous amène à une vérité qui n’est que trop perdue de vue par les croyants eux-mêmes : à savoir que la religion en tant que fait collectif s’appuie forcément sur ce qui la soutient d’une manière ou d’une autre, sans pour autant perdre quoi que ce soit de son contenu doctrinal et sacramentel ni de l’impartialité qui en résulte ; car autre chose est l’Église en tant qu’organisme social, et autre chose est le dépôt divin, lequel reste par définition au delà des enchevêtrements et des servitudes de la nature humaine individuelle et collective. Vouloir modifier l’enracinement terrestre de l’Église - enracinement que le phénomène de la sainteté compense largement - aboutit à détériorer la religion dans ce qu’elle a d’essentiel, conformément à la recette « idéaliste » suivant laquelle le plus sûr moyen de guérison est de tuer le patient ; de nos jours, à défaut de pouvoir élever la société humaine au niveau de l’idéal religieux, on rabaisse la religion au niveau de ce qui est humainement accessible et rationnellement réalisable, et qui n’est rien au point de vue et de notre intelligence intégrale et de nos possibilités d’immortalité. L’exclusivement humain, loin de pouvoir se maintenir en équilibre, aboutit toujours à l’infra-humain.


(5) Il pourrait sembler que la décadence spirituelle des Romains s’opposât à une mission d’empire, mais il n’en est rien puisque ce peuple possédait les qualités de force et de générosité - ou de tolérance - requises pour ce rôle providentiel. Rome a persécuté les chrétiens parce que ceux-ci menaçaient tout ce qui, aux yeux des anciens, constituait Rome ; si Dioclétien avait pu prévoir l’édit de Théodose abolissant la religion romaine, il n’aurait pas agi autrement qu’il ne l’a fait.

 

(Frithjof Schuon, Regards sur les Mondes Anciens)

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