Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

________

Ci-dessous : Manuscrit de René Guénon. 

"l’« homme moderne » est réellement inapte à recevoir une initiation, ou tout au moins à parvenir à l’initiation effective ; mais nous devons ajouter qu’il y a pourtant des exceptions, et cela parce que, malgré tout, il existe encore actuellement, même en Occident, des hommes qui, par leur « constitution intérieure » ne sont pas des « hommes modernes », qui sont capables de comprendre ce qu’est essentiellement la tradition, et qui n’acceptent pas de considérer l’erreur profane comme un « fait accompli » ; c’est à ceux-là que nous avons toujours entendu nous adresser exclusivement."

(Initiation et réalisation spirituelle, chap. II : Métaphysique et dialectique.)

________

Ci-dessous : Frithjof Schuon (à droite) chez René Guénon au Caire (vers 1936).

 

QU’EST-CE QUE L’ÉLITE INTELLECTUELLE ? *

[*Etudes Traditionnelles, octobre-novembre 1946.]

1

La conception de l’ « élite intellectuelle » est une de celles qui sont particulièrement susceptibles de mettre en cause l’amour-propre humain et qui, de ce fait, donnent facilement lieu à toutes sortes de simplifications et confusions ; il convient par conséquent de préciser avec soin ce qu’il faut entendre sous le terme en question, en écartant bien entendu a priori l’application fort abusive qu’en fait le monde profane. Nous ne tiendrons donc compte que des idées que peuvent s’en faire ceux qui savent qu’il ne s’agit ici nullement de valeurs profanes ou mondaines, mais au contraire de choses d’ordre spirituel au sens propre du mot ; le fait d’avoir compris cette vérité fondamentale ne suffit cependant pas pour savoir exactement ce qu’est l’élite intellectuelle en elle-même, et ce serait surtout une grave erreur de croire qu’on fait partie de cette élite pour la simple raison qu’on sait ce qu’elle n’est pas.

Si l’élite intellectuelle est une minorité par définition naturelle et non pas simplement pour des raisons contingentes, il va sans dire que des conceptions accessibles à tout homme normal n'ayant pas de raisons sentimentales de les rejeter, ne sauraient conférer à l’intelligence qui retient ces conceptions une qualité transcendante ; d’autre part, il est évident que le fait d’accepter, pour des raisons sentimentales, des idées transcendantes que l’on ne comprend pas, ne confère pas plus un rang quelconque dans l’élite. Ceci nous amène à une première définition : n’est réellement intellectuel que celui qui possède la vérité d’une façon « active », et non pas celui qui l’accepte d’une manière purement « passive » ; le premier cas sera celui d’un homme qui, ayant appris une vérité transcendante, s’y reconnaît en quelque sorte lui-même et est capable de la formuler spontanément, donc d’une manière « originale » et « inspirée », tout en projetant la lumière de sa connaissance sur les contingences les plus diverses, et cela en raison d’une vision directe des réalités et non pas au moyen de raisonnements artificiels ; le second cas par contre sera celui d’un homme qui, ayant entendu la même vérité, en « pressent » intellectuellement l’évidence, mais est incapable de la formuler autrement qu’en répétant l’énoncé doctrinal qui la lui aura communiquée ; nous ne parlons ici, évidemment, que d’hommes de bonne foi, et non pas d’hommes qui illusionneraient eux-mêmes et d’autres en recherchant une originalité forcément artificielle, et partant nuisible et même désastreuse à tout point de vue sérieux.

 

2

Il résulte de ce que nous venons de dire que tous ceux qui, par définition principielle en quelque sorte, devraient faire partie de l’élite intellectuelle du fait de leur rattachement à une organisation de nature transcendante, ne s’intègrent pourtant pas forcément à l’élite véritable, et c’est ce qui explique que la diffusion relativement étendue de certains ordres initiatiques ne va point à l’encontre de ce que nous avons dit sur la véritable nature de l’élite. Il pourrait en effet surgir une difficulté du fait que, lorsqu’on sait que l’ésotérisme est réservé, par définition et en raison de sa nature même, à une élite intellectuelle forcément restreinte, on doit cependant constater que les organisations initiatiques comptaient de tout temps un nombre relativement élevé d’affiliés ; il en fut ainsi par exemple des Pythagoriciens, et il en est toujours ainsi, et a fortiori, des ordres initiatiques qui subsistent encore de nos jours, malgré leur déchéance, tels les confréries musulmanes ; or lorsqu’il sera question d’organisations initiatiques très fermées, il s’agira presque toujours de branches ou de noyaux de confréries plus vastes, et non de confréries totales, sauf des exceptions toujours possibles dans certaines conditions particulières. L’explication de cette participation plus ou moins « populaire » à ce que la tradition comporte de plus intérieur et partant de plus subtil est que l’ésotérisme doit s’intégrer, pour pouvoir exister dans un monde donné, à une modalité de ce monde, ce qui met inévitablement en cause des éléments relativement nombreux de la société ; de là, dans ces confréries, la distinction entre des cercles intérieurs et extérieurs, les affiliés de ces derniers ne pouvant guère avoir conscience du caractère véritable de l’organisation à laquelle ils appartiennent à un certain degré, et la considérant simplement comme une forme de la tradition extérieure qui seule leur est accessible. C’est ce qui explique, pour reprendre l’exemple des confréries musulmanes, la distinction entre les affiliés ayant simplement qualité de mutabârik (« béni » ou « initié ») et ne sortant guère de la perspective religieuse qu’ils veulent vivre avec intensité, et les affiliés d’élite ayant qualité de sâlik (« qui voyage ») et suivant la voie tracée par la tradition initiatique ; il est vrai que de nos jours les sâlikûn véritables sont en nombre infime, tandis que les mutabârikûn sont beaucoup trop nombreux au point de vue de l’équilibre normal des confréries et contribuent, par leurs multiples incompréhensions, à l’étouffement de la vraie spiritualité ; mais quoi qu’il en soit, les mutabârikûn, quand bien même ils ne peuvent comprendre la réalité transcendante de la confrérie qui les a accueillis, n’en retirent pas moins, dans les conditions normales, un grand bénéfice de la barakah (« bénédiction » ou « influence spirituelle ») qui les entoure et les protège dans la mesure de leur ferveur, car il va sans dire que le rayonnement de la grâce au sein de l’ésotérisme concerne, en raison de l’universalité même de ce dernier, tous les degrés de la civilisation traditionnelle et ne s’arrête à aucune limite de forme, pas plus que la lumière, incolore en elle-même, ne s’arrête à la couleur d’un corps transparent.

Mais cette participation du « peuple », c’est-à-dire d’hommes représentant la moyenne de la collectivité, à la spiritualité de l’élite ne s’explique pas uniquement par des raisons d’opportunité, mais aussi, et surtout, par la loi de polarité ou de compensation suivant laquelle « les extrêmes se touchent », et c’est pour cela que « la voix du peuple est la Voix de Dieu » (Vox populi, Vox Dei) ; nous voulons dire que le peuple est, en tant que porteur passif et inconscient des symboles, comme la périphérie ou le reflet passif ou féminin de l’élite qui, elle, possède et transmet les symboles en mode actif et conscient. C’est ce qui explique aussi l’affinité curieuse et apparemment paradoxale qui existe entre le peuple et l’élite ; par exemple, le Taoïsme est ésotérique et populaire à la fois, tandis que le Confucianisme est exotérique et plus ou moins aristocratique et « lettré » ; ou bien, pour prendre un autre exemple, les confréries soufiques ont toujours eu, à côté de leur aspect d’élite, un aspect populaire en quelque sorte corrélatif ; cela parce que le peuple n’a pas seulement un aspect de périphérie, mais aussi un aspect de totalité, et que celle-ci correspond analogiquement au centre. On peut dire que les fonctions intellectuelles du peuple sont l’artisanat et le folklore, le premier représentant la « méthode » ou la « réalisation » et le second la « doctrine » ; le peuple reflète ainsi passivement et collectivement la fonction essentielle de l’élite, à savoir la transmission de l’aspect proprement intellectuel de la tradition, aspect dont le vêtement sera le symbolisme sous toutes ses formes. 

 

3

Mais revenons à notre définition, encore incomplète, de l’élite intellectuelle : est-ce à dire que, en dehors de ceux qui « possèdent » une vérité « spéculativement », c’est-à-dire dont la connaissance est en quelque sorte « active », « spontanée » et « originale », il n’y ait point d’hommes qui fassent véritablement partie de l’élite ? A cette question, nous répondrons qu’il y a, en effet, des hommes qui, sans être « centrés » a priori dans la connaissance doctrinale, n’en participent pas moins à la Vérité d’une façon qui oblige à les considérer comme membres de l’élite intellectuelle : ce sont, ceux qui « vivent » la réalité spirituelle avec « tout leur être » ; s’il est vrai qu’ils sont « essentiellement » des « intellectuels » comme ceux dont nous avons parlé au début, puisque leur but est la Vérité totale et informelle, leur point de départ et leur méthode sont pourtant d’une autre nature, que nous qualifierons de « féminine », de « passive » ou de « bhaktique » ; c’est le cas d'un Shrî Râmakrishna qui, sans partir du Vêdanta, dut cependant y aboutir et le réaliser, après avoir poursuivi une voie de « dévotion » ou d’« amour ». Que l’on n’objecte pas que cette « passivité » est contraire à la voie initiatique comme telle ; avant de faire une telle objection, il convient de savoir sur quel plan se situe la passivité. Il ne faut en effet jamais oublier que le bhakta, comme le jnânin (1), part d’une certitude métaphysique, celle de la Toute-Réalité et de notre identité essentielle avec Elle, tandis que le croyant religieux sera « passif » vis-à-vis de la Vérité, en ce sens qu’il partira d’une simple croyance, donc de quelque chose dont le diable pourra toujours le faire douter ; en d’autres termes, la « passivité » de l’initié bhakta sera purement méthodique, et c’est ce qui la distingue de la passivité « intellectuelle » du croyant religieux, qui sous d’autres rapports pourra du reste se montrer fort « actif », puisqu’il cherchera à mériter le salut.


(1) Nous rappellerons que le jnâna est la « connaissance directe » et la bhakti l'« amour».

Nous avons, après le bhakta,encore un autre cas à envisager, celui de l’homme qui, sans être un « sage » ni un « saint » dans le plein sens de ces mots, mettra l’ « accent » de son effort spirituel sur la persévérance, donc sur la réalisation d un équilibre aussi parfait que possible ; ce ne sera par conséquent ni la « ; connaissance directe » ou la « concentration », ni l’ « amour » ou la «.ferveur » qui prédomineront dans sa voie, mais bien plutôt l’« action », la « volonté » ou « vigilance » ; cette attitude, lorsqu’elle est alliée à une certitude métaphysique qu’il s’agira de « réaliser » dans toute son universalité, est encore de celles qui permettent de considérer un homme comme faisant réellement partie de l’élite intellectuelle, bien que ce soit là un « cas-limite » qui ne peut être rapporté à l’élite que dans des cas particulièrement favorables. Avec ce « cas-limite », nous avons en somme atteint le domaine des « impondérables » qui rendent singulièrement malaisée une définition rigoureuse ; cependant, nous pouvons faire intervenir des critères d’un autre ordre, ce qui aidera grandement à une discrimination précise.

Il y a, en effet, des qualités qui sont indispensables à l’homme d’« élite », toujours au sens strictement intellectuel de ce terme ; nous nommerons d’abord une attitude mentale que nous pourrions désigner, faute d’un meilleur terme, .par le mot « objectivité » : c’est une attitude parfaitement désintéressée de l’intelligence, donc libre de parti pris et, de ce fait, empreinte de « sérénité ». En second lieu, nous nommerons une qualité concernant la vie psychique de l'individu : c’est la « noblesse » (2), c’est-à-dire l' « élévation » de l'âme par rapport aux choses mesquines ; c’est, au fond, un discernement, en mode psychique, entre l'« essentiel » et l'« accidentel », ou entre le « réel » et l'« irréel ». Enfin, il y a la « simplicité » : l’homme est libéré de toute « crispation » inconsciente à base d’amour-propre ; il a, vis-à-vis des êtres et des choses, une attitude parfaitement « originale » et « spontanée », c’est-à-dire dépourvue de tout artifice mental ou psychique ; il est absolument libre de toute « prétention », « ostentation » ou « dissimulation » ; en un mot, il est sans orgueil ; sa simplicité ne sera toutefois pas une humilité affectée, mais une absence de préjugés innés, donc un effacement naturel du « moi », — qui équivaut au « coeur durci » des Ecritures, — effacement « naïf » par lequel l’homme s’apparentera symboliquement à l'« enfance ». Toute méthode spirituelle exige avant tout une attitude de « pauvreté », d’« humilité », de « simplicité » ou d’« effacement », attitude qui n’est autre qu’une anticipation analogique de l'« Extinction » suprême.

(2) On pourra,analogiquement parlant, qualifier la « noblesse » de « verticale » alors que l’attitude vulgaire sera « horizontale» en ce sens qu’elle suivra telle la fumée du sacrifice de Caïn, la terre, sans pouvoir s’élever vers le ciel, ou encore : vues du haut d'une montagne, les choses de la terre apparaissent comme noyées dans leur uniforme petitesse ; en même temps, elles apparaissent dans leurs justes proportions les unes par rapport aux autres. 


4


Il nous reste une dernière remarque à faire : certains s’étonneront sans doute du fait que nous introduisons des considérations de « vertus » dans la définition de l’élite « intellectuelle » ; ce reproche serait justifié dans une certaine mesure si l’on s’en tenait ou sens le plus immédiat, le plus direct, du mot « intellectuel », comme nous l’avons fait en parlant de l’intellectualité « active » ou « spéculative », celle qui se manifeste avant tout sur le plan doctrinal ; « dans une certaine mesure » disons-nous, car toute intellectualité comporte forcément a priori certaines qualités extrinsèques de l’ordre de celles que nous avons énumérées plus haut. Mais si nous prenons le mot « intellectualité » dans un sens plus large, c’est-à-dire comme synonyme de « spiritualité », il n’est pas possible de ne pas comprendre dans l’élite intellectuelle les autres cas que nous avons mentionnés, sans quoi il faudrait exclure de cette élite un Râmakrishna pour la simple raison que, ayant été un bhakta, il n’était pas un « intellectuel » au sens le plus direct du mot. Lorsqu’on tient compte, non seulement de la compréhension spéculative de la doctrine, mais aussi de la bhakti qui s’appuie sur certaines idées fondamentales sans chercher à les développer sur le plan doctrinal, et surtout aussi des « cas-limites » dont nous avons parlé également, il serait sans doute préférable de substituer le mot « spirituel » à « intellectuel » dans la désignation de l’élite ; nous n’avons toutefois pas cru devoir le faire, puisque, au point de vue où nous nous plaçons, « intellectuel » est identique à « spirituel », avec la seule différence que le premier terme insiste plutôt sur l’aspect « doctrine » et le second sur l’aspect « réalisation » ; quoi qu’il en soit, si nous avons ainsi « élargi » d’une certaine manière la notion d'« intellectualité », la considération de certains critères extrinsèques devient d’autant plus importante.

Pour terminer, nous dirons encore ceci : la spiritualité étant une réalité fort subtile et complexe, il n’est pas possible de délimiter avec une exactitude absolue la « périphérie » de l’élite ; la définition des « cas-limite » aura donc toujours, du moins en théorie, quelque chose d’approximatif, caractère qui, s’il empêche peut-être de définir avec une rigueur parfaite ce qu’est l’élite intellectuelle, n'empêchera en revanche nullement de savoir ce qu’elle n'est pas. 

Frithjof Schuon.

___

ANNEXE

Extrait d'une lettre de René Guénon à Frithjof Schuon (Le Caire 16 avril 1946) :

« ...A ce que vous dites dans votre réponse au sujet de st Jean il y aurait peut-être seulement ceci à ajouter: beaucoup de Musulmans considèrent aussi St Georges comme un Prophète, appartenant à la famille spirituelle de Seyidnâ El-Khidr, Seyidnâ Idris et Seyidnâ Ilyas; mais, en tout cas, il est bien entendu qu’il ne serait également que Nabî et non Rasûl. A ce propos, je ne sais plus si j’ai jamais eu l’occasion de vous dire que ce qui m’avait donné l’idée d’écrire les articles sur la « réalisation descendante » parus au début de 1939, c’est le fait que certains Shiites prétendent que le Walî a un maqâm plus élevé (sous le rapport d’el-qurb) que le Nabî et même que le Rasûl. Ce que j’ai écrit dernièrement à propos des Malâmatiyah, comme vous le verrez (ou peut-être l’avez-vous déjà vu, car le 4e no des « E. T. » doit être paru maintenant), touche aussi à la même question; cet article se rencontre d’ailleurs avec ce que vous avez écrit vous-même sur les rapports des initiés avec le peuple, et, par une assez curieuse « coïncidence » (?),je venais justement de projeter de l’écrire quand cette partie de votre livre nous est parvenue! »
 

Tag(s) : #Frithjof Schuon
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :