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Michel Vâlsan - LE COFFRE D’HÉRACLIUS ET LA TRADITION DU « TÂBÛT » ADAMIQUE (1)

Les Folia Orientalia, vol. II, 1960 (Cracovie), organe de l’Académie Polonaise des Sciences, publient un intéressant travail du prof. M. Hamidullah, intitulé Une ambassade du calife Abû Bakr auprès de l’empereur Héraclius, et le livre byzantin de la prédiction des destinées. Au point de vue docu­mentaire, il s’agit, du côté islamique, de relations officielles très précises et fort curieuses sur les entretiens publics ou privés — on pourrait dire même secrets — que ‘Ubâda ibn as-Sâmit, Hishâm ibn al-‘Âs et Nu'aym ibn ‘Abd-Allâh, les ambassadeurs du 1er Calife, eurent avec l’Empereur.

 

Les faits se situent à Byzance peu après l’accession d’Abû Bakr au Califat (632-634) et avant que la guerre contre les Byzantins ne se généralise. Pendant un entretien de nuit dans l’appartement impérial, Héraclius fit apporter un grand coffre à casiers dont il commença à sortir successi­vement des morceaux de soie noire sur chacun desquels se trouvait peinte une figure humaine. Il demandait chaque fois aux visiteurs s’ils reconnaissaient les personnages représentés. Comme ceux-ci répondaient au début chaque fois par la négative, l’Empereur leur précisait ensuite qu’il s’agissait ainsi des portraits d’Adam, de Noé, d’Abraham. Dans l’image qui vint ensuite, ils reconnurent le visage du Prophète Muhammad « souriant comme vivant ». Voici maintenant les termes mêmes de la version de Hishâm ibn al-‘Âs donnée par Al-Bayhaqî (Dalâ’îl an-Nubuwwa) que traduit M. Hamidullah (mais dont nous adaptons un peu la forme) :

 

« L’Empereur nous demanda : « Le connaissez-vous ? » — Nous dîmes : Oui, c’est Muhammad l’Envoyé de Dieu, et commençâmes à pleurer.

 

« A ce moment-là, Dieu m’est garant de ce que je dis, l’Empereur se mit debout, puis s’assit de nouveau, et nous dit : « Je vous adjure par Dieu, est-ce bien lui ?» — Nous répondîmes : « Mais oui, c’est lui, comme si tu le voyais lui-même (ou : « comme si nous le voyions vivant », dans la version d’Abû Nu'aym) » !

 

« Alors, il s’arrêta pendant un certain temps, puis déclara : « En vérité, celui-ci était le dernier casier dans l’ordre, mais je l’ai ouvert par anticipation pour vous éprouver. »

 

Le récit rapporte ensuite que l’Empereur montra aux ambassadeurs musulmans de la même manière les images contenues dans chacun des autres casiers, en précisant chaque fois le prophète dont il s’agissait ; furent ainsi men­tionnés encore Moïse, Aaron, Loth, Isaac, Jacob, Ismaël, Joseph, David, Salomon et Jésus. (Il faut dire que les autres versions varient quelque peu en ce point.) Après cela, Héraclius referma le coffre et le renvoya. Le récit continue ainsi :

 

« Nous demandâmes :« D’où as-tu ces portraits, car nous savons maintenant que ce sont les figures des Prophètes sur eux le salut ! —, puisque nous y avons retrouvé celle de notre Prophète à nous — sur lui la prière et le salut ! — » L’Empereur nous expliqua : « Adam avait demandé à son Seigneur de lui faire voir les prophètes parmi ses descen­dants. Dieu lui produisit leurs formes sur des pièces de soie du Paradis. Ces portraits restèrent dans le Trésor d’Adam au Couchant du Soleil. Dhû-l-Qarnayn (L’Homme aux Deux Cornes, cf. Cor. 18, 83-98) les en ramena. » En confrontant les différentes versions de la fin de ce récit, il résulte que « lorsqu’arriva le temps du Prophète Daniel, celui-ci fit des copies de ces portraits et c’étaient ces copies mêmes que l’Empereur byzantin détenait. »

 

M. Hamidullah signalait au début, du côté byzantin, des documents historiques pouvant être rappelés ici de quel­que façon ; tel par exemple la présence dans la bibliothèque de Léon le Sage d’un livre copié d’après un rouleau trouvé dans le tombeau du même Prophète Daniel, prédisant les destinées de Byzance, et contenant les noms de ceux qui y régneraient tant que cette ville existerait. L’auteur voit en somme en tout cela deux albums qui faisaient partie du trésor impérial : « Héraclius en montra un aux ambas­sadeurs musulmans, et Léon le Sage se sert d’un autre. » Quelques autres récits affirmant l’existence de documents plus ou moins comparables, toujours à propos de l’Islam, en Chine, en Palestine ou en Espagne visigothique, amè­nent M. Hamidullah à conclure à une certaine « tradition picturale » proche du genre apocalyptique. L’auteur ne précise pas ce que l’on pourrait entendre au fond par cette « tradition picturale » qui, en effet, pourrait avoir un sens différent de celui d’une simple imagerie d’artistes ou de scribes impériaux. Il ajoute aussi : « L’aspect ésotérique ne nous intéresse pas ici. » Cette mention semble admettre tout au moins en principe que, considérées dans une telle perspective de la science traditionnelle, les données en question puissent éventuellement présenter un sens plus sérieux et plus instructif. A ce propos, nous attirons l’at­tention, tout d’abord, sur les cas de l’empereur Héraclius lui-même. Des récits traditionnels le montrent comme un connaisseur en astrologie (Kâna Hiraqlu hazzâ’an yanzuru fi-n-nujûm, rapporte Bukhârî, Sahîh, I. 1). D’après les récits islamiques, à trois reprises, on le voit préoccupé par la ques­tion de la manifestation prophétique muhammadienne. Une première fois, par pure scrutation astrologique, avant de connaître autrement la sortie du prophète Muhammad, il affirma qu’il venait de découvrir qu’un Roi (Malik) ou un Règne (Mulk) nouveau paraissait « chez les circoncis » et il se demandait au sujet de ceux-ci s’il s’agissait d’autres que de Juifs (Bukhârî, ibid). Peu après, apprenant qu’un prophète s’était levé chez les Arabes, il s’informa s’il s’agissait de cir­concis. Il consulta par écrit aussi l’un de ses amis byzantins « compétent comme lui en science » (nazîru-hu fî-l-'ilm), la réponse le confirma dans sa conviction. Une deuxième fois, c’est lorsqu’il reçoit le message du Prophète Muhammad lui-même, le convoquant à l’Islam, et lorsqu’il enquêta à ce propos auprès des Arabes marchands, venus de la Mekke en Syrie, choses mentionnées, par exemple, par Bukhârî au moins deux fois, dans le chapitre sur la Révélation et dans celui sur la Guerre Sainte. Son attitude apparaît en la circonstance positive quant à lui-même (un hadîth du Prophète déclarera d’ailleurs, confirmé, de ce fait, l’Empire byzantin, et par contre l’Empire perse condamné à la des­truction, du fait de la réponse hostile faite par Chosroes Parwiz à un message prophétique analogue), mais celle des chefs de l’Eglise aurait été telle qu’il ne pût donner aucun cours à sa bonne disposition. Il est cependant évident qu’il n’avait pas une conviction formelle, car son comportement dans la troisième circonstance, celle des ambassadeurs d’Abû Bakr, le montre encore à la recherche d’une certi­tude.

 

L’inquiétude et l’émotion manifestées alors par l’Empe­reur pourraient s’expliquer assez bien par le sentiment de responsabilité tant personnelle que fonctionnelle devant des faits et dans des moments historiques déterminants pour les destins traditionnels du monde. Sa réponse à Abû Bakr, tout en étant dilatoire, reste polie, quoique l’histoire byzantine et chrétienne n’ait gardé, semble-t-il, aucun souvenir de contacts de ce genre. Son attitude person­nelle différente, en toutes ces circonstances, des réactions officielles et ecclésiastiques pourrait même s’expliquer au fond, et dans une certaine mesure tout au moins, par le fait que la tradition « impériale » en Occident apparaît comme ayant une origine et une position indépendantes de la tra­dition « sacerdotale chrétienne », tout en pouvant, et fina­lement même tout en devant se conjoindre de façon intime avec celle-ci dans l’organisation traditionnelle de l’Occi­dent. (L’Empereur byzantin devint même l’« Evêque du Dehors ».) Les mentions que fait Héraclius d’un « trésor » transmis « par succession impériale continue » (rapporte Ad-Dînawarî), depuis Dhû-l-Qarnayn (auquel il est certain que le cas d’Alexandre le Grand ne fait que correspondre dans une certaine mesure à un certain moment historique), atteste bien cette continuité de la fonction impériale mal­gré les changements des formes traditionnelles « religieu­ses » dans la sphère où s’exerçait l’autorité des souverains temporels de l’Occident (celui-ci pris dans son ensemble et par rapport à l’ordre traditionnel total du monde). Il est d’ailleurs significatif, sous ce même rapport, que, lors de la première enquête, sur données astrologiques, Héraclius s'inquiète de l’avènement d’un nouveau Roi ou Royaume plutôt que de celui d’un nouveau Prophète.

 

Quant à la question de savoir ce qu’étaient exactement en elles-mêmes ces images des Prophètes, il n’est certaine­ment pas facile de dire quelque chose de sûr, mais le fait qu’elles étaient gardées secrètes et conservées d’une façon toute particulière et dans des casiers à part, fait penser qu’il s’agissait d’un « trésor » astrologique plutôt que d’une sorte d’album. (L’existence par ailleurs d’un livre sur les destinées de Byzance dans la bibliothèque impériale pourrait être d’un ordre quelque peu différent, plus « extérieur » en tout cas, quelles qu’en aient été les sources premières.) Il n’est pas impossible que les images prophétiques en question aient eu aussi quelque vertu talismanique, quoiqu’elles ne fussent que des « copies » d’originaux restés dans un dépôt plus mystérieux. Il est intéressant de retenir, en tout cas, qu’il s’agirait, à l’origine de tout cela, d’un dépôt propre­ment occidental, de cet Extrême-Occident que Dhû-l- Qarnayn avait effectivement atteint (alors qu’Alexandre le Grand n’avait pas eu à faire une telle expédition). Dans cette perspective, la version d’Al-Bayhaqî, que traduit M. Hami­dullah, porte le détail que la figure d’Adam était de couleur rouge, et cela aussi suggère un rapport avec le prototype adamique de la race rouge dont la position cardinale est à l’Occident. Une des données de la tradition islamique quant à la création d’Adam s’applique plus spécialement à la race rouge.

 

Telles sont les réflexions que nous pouvons ajouter à celles que M. Hamidullah a faites lui-même au sujet des données rapportées par le document le plus important de son article.

 

***

 

(1) Nous revenons sur la question de l’énigmatique coffre de l’empereur Héraclius, contenant les images des prophè­tes depuis Adam jusqu’à Muhammad. On se rappelle que ce dépôt de tradition impériale, qui fut montré pendant une rencontre de nuit à Constantinople aux trois Compagnons du Prophète envoyés en ambassade par le premier Calife, Abû Bakr as-Siddîq, était dit remonter, dans sa forme du moment, au prophète Daniel, auteur de ces exemplaires qui, tout en étant ainsi « prophétiques », ne constituaient cependant que des « copies » : les originaux, qui étaient d’origine proprement « divine » — car c’est Dieu même qui « les avait confiés à Adam » — faisaient partie du fameux « Trésor d’Adam » (Khizânatu Adam), que Dhû-l-Qarnayn avait rapporté de son expédition au Couchant du Soleil.

 

(1) [Ce texte a été publié comme article, portant le titre de notre chapitre dans E.T., nov.-déc. 1962, et janv.-fév. 1963.]

 

Un tel contenant, à cause d’un tel contenu, n’est pas sans rappeler, certes de loin, le thème symbolique de l’Arche d’Alliance des Fils d’Israël. Mais ce sont encore des don­nées islamiques qui permettront de voir ce rapport qui, d’ailleurs, semble avoir échappé jusqu’ici à l’attention des historiens ; et en retour, on pourra mieux se rendre compte de la nature du dépôt d’Héraclius.

 

Comme on le sait, l’Arche d’Alliance était elle-même un coffre, fait sur un ordre divin très précis et plein de détails, dans le cadre du plan du Tabernacle. Elle contenait tout d’abord les deux Tables de la Loi ou du Témoignage qu’y déposa Moïse (cf. Exode : 40, 20 ; Deutéronome : 10, 5), à quoi furent ajoutées ensuite, l’Urne d’or contenant la manne et la Verge d’Aaron qui avait fleuri (cf. Hébreux, 9, 4) ; on a dit quelquefois la même chose pour le Deutéro­nome lui-même qui au début avait été déposé seulement à côté de l’Arche (cf. Deut. 31, 24-26). Du côté islamique, il est question de l’Arche une seule fois dans le Coran, dans un passage de la sourate de la Génisse, qui, malgré des différences spécifiques, évoque l’histoire de Saül (en arabe : Tâlût) : « Leur prophète (= Samuel) leur dit : Le signe de sa royauté (celle de Tâlût) (sur vous) sera le fait que le Tâbût (= l’Arche) viendra chez vous : dans celui-ci (se trouve) une Sakîna (= Shekina, Présence, Grande Paix) de votre Seigneur et un Reste (Baqiyya) de ce qu’avaient laissé la famille de Moïse et la famille d’Aaron : les Anges le portent. En ceci il y a un signe pour vous, si vous êtes des croyants » (Cor. 2, 248). Les commentaires ordinaires de ce passage, tout en coïncidant quelques fois avec les données judaïques, assignent cependant à cette « Arche » (en hébreu Arôn), plus exactement à ce Tâbût — car il y a ici une significative question de terminologie sacrée, sur laquelle nous reviendrons plus loin — une origine bien antérieure à Moïse. C’est là un point fort étrange, car on se trouve loin du récit biblique relatif à la construction de l’Arche d’Alliance au temps de Moïse, et nous n’avons jamais vu que l’on ait fait état de cette différence et qu’on en ait rendu compte.

 

Cette tradition, courante dans les commentaires cora­niques du verset en question (1) et dans les chroniques reli­gieuses, dit que Dieu avait fait descendre du Paradis pour Adam, un coffre (tâbût) dans lequel se trouvaient les ima­ges des prophètes d’entre les descendants d’Adam jusqu’à Muhammad, le Sceau de la Prophétie (2), et qu’après la mort d’Adam, ce dépôt fut en possession de Seth après lequel il passa par voie d’héritage prophétique jusqu’à Abraham et Ismaël et ensuite aux prophètes d’Israël, dont Moïse représente certes un point marquant, mais dans une lignée ininterrompue.

 

(1) Cf. les Commentaires d'AI-Baghâwî (m. 516/1122), d'Ar-Râzî (m. 606/1209) d'AI-Bay-dâwî (m. environ 691/1292) et d'AI-Khâzin (m. 791/1340).

(2) At-Tabarî (m. 310/922) ; Tafsîr, au verset 248 de la sourate de la Génisse, rapporte une tradition d'Ibn 'Abbâs disant qu'Adam est descendu du Paradis avec ce Tâbût et avec le Rukn (l'« Angle » ou le « Fondement » devenu et appelé plus tard la Pierre Noire de la Kaaba).

 

Voici maintenant les passages essentiels d’une version plus longue et plus riche en détails de cette tradition du tâbût, telle qu’elle est rapportée par Ath-Tha‘labî (m. 427 / 1035) (1)» :

 

« Les Commentateurs coraniques (ahl at-Tafsîr) et les historiens traditionnels (ahl al-Akhbâr) rapportent qu’Allâh — qu’il soit exalté ! — a fait descendre du Paradis un tâbût pour Adam — sur lui le salut divin ! — lorsqu’il envoya celui-ci sur la terre. Ce coffre contenait les images des prophètes d’entre les descendants d’Adam, et avait des casiers (buyût) au nombre des « envoyés » d’entre les pro­phètes(2) ; le dernier casier était celui de Muhammad — sur lui la Prière et le Salut divins ! — et était fait en hyacinthe rouge.(3)...

 

« Le tâbût était de trois coudées sur deux, fait en bois de shamshâdh (buis) revêtu d’or. Il resta chez Adam — sur lui le salut divin ! — jusqu’à sa mort, ensuite chez Seth, après lequel il fut transmis toujours par héritage dans la descendance d’Adam jusqu’à ce qu’il parvînt à Abraham. A la mort de ce patriarche le dépôt passa chez Ismaël qui était l’aîné de ses fils (et avait rang prophétique, plus exac­tement de rasûl, « envoyé divin ») et à la mort de celui-ci, il se trouva chez son fils Cédar (en arabe Qaydhâr). — Ici se place un long épisode que nous devons concentrer : les descendants d’Isaac réclamèrent le tâbût en disant qu’il ne pouvait être hérité que par un prophète, ce que n’était pas Cédar. Celui-ci, qui au début n’avait pas consenti, voulut un jour ouvrir le coffre, mais n’y parvint pas. Il entendit une voix céleste lui dire : « C’est un héritage prophétique et il ne peut être ouvert que par un prophète. Rends-le à ton cousin Jacob, l’Israël d’Allâh ! » C’est ce que Cédar fit aussitôt ; Jacob lui fit alors en échange l’Annonce (Bishâra) de la manifestation muhammadienne, à la fin des temps, par une pure lignée arabe. — « Le tâbût parvint plus tard à Moïse qui y déposa la Thora et des objets à lui (at-Tawrât wa matâ'an min matâ‘i-hi) et resta chez lui jusqu’à sa mort ; ensuite il passa dans la possession des prophètes des Bânû Israël jusqu’au temps de Samuel. Entre-temps son contenu avait atteint l’état (takâmala amr at-Tâbût) dont parle Allâh dans son Livre (Cor. 2, 248) ».

 

(1) Qisas al-Anbiyâ’, (Histoire des Prophètes). Ed. Al-Halabî, Le Caire, 1937, pp. 224-226.

(2) Selon le hadîth du Prophète le nombre total des Prophètes (Anbiyâ) est de 124 000 dont 313 sont des Envoyés (Rusul).

(3) Signalons au passage que ce détail est tout à fait concordant avec les données que l'on a par ailleurs sur la symbolique des Gemmes en Islam. Chez Muhy-d-Dîn Ibn Arabî par exemple (dans ses « Prières sur le Prophète ») Sayyidunâ Muhammad est désigné comme étant la Perle Blanche (Ad-Durrat al-Baydâ’) — symbole de l'Intellect Premier — qui descend sur l'Hyacinthe Rouge (al-Yâqût al-Hamrâ) — celle-ci étant l’Ame Universelle en tant qu'engagée par la relation individuelle ; autrement dit l'Hyacinthe Rouge désigne l'âme individuelle elle-même considérée uniquement comme individualisation de l'Ame Universelle. Cette dernière conçue à l'état transcendant de principe universel est représentée dans la même symbolique par l'Emeraude Verte (Az-Zumurruda al-Khadrâ'). Nous ferons remarquer, aussi, à l'occasion, que la notion de «Chatons de Bague» (fusûs sing.fass) telle qu'elle est illustrée par les Fusûs al-Hikam, « Les Chatons des Sagesses » (ou des formes de Sagesse) d'Ibn Arabî n'est au fond qu'un cas particulier d'application du même symbolisme des gemmes, combiné en outre avec celui des « sceaux ».

 

Ce contenu, le Coran l’indique, comme on l’a vu plus haut, très succinctement : « une Sakîna de votre Seigneur et un Reste (Baqiyya) de ce qu’avaient laissé la famille de Moïse et la famille d’Aaron ». Il n’est pas question là-dedans, tout au moins explicitement, des « images des Prophètes », ce dépôt primordial dont parlent les légendes arabes évoquées par les commentateurs à propos de la mention du tâbût. La seule chose s’y trouvant qui pourrait être envisagée comme antérieure à Moïse même est cette Sakîna du Seigneur des Fils d’Israël. Mais comme le pro­blème qui se pose à cet égard est assez spécial et complexe nous l’examinerons un peu plus tard. Pour le moment, nous rapportons ce que l’on dit encore de la Baqiyya, ce Reste de l’héritage amramit (1). Ath-Tha‘labî, dont nous suivons la relation, dit : « Les commentateurs disent que dans le coffre se trouvaient : le Bâton (‘asâ) de Moïse, les fragments (restés) des (premières) Tables (cassées) (rudâd al-Alwâh) — car lorsque Moïse (en colère) jeta les Tables, celles-ci se cassèrent et une part en fut de ce fait « enlevée » (retirée)(2) ; alors il recueillit ce qu’il en restait et le mit dans l’Arche ; s’y trouvaient également deux (nouvelles) tables de la Tora (Lawhâni mina-t-Tawrât), une Urne avec de la Manne (Qafîzun mina-l-Mann) qui descendait pour les Fils d’Israël dans le Désert, les deux Sandales (na'lâni) de Moïse, ainsi que la Tiare (‘amâma) d’Abraham et la Verge (‘asâ) d’Aaron(3).

 

(1) [De Amram, père de Moïse et Aaron (en arabe 'Imrân).]

(2) Une tradition d'ibn 'Abbâs reproduite par At-Tabarî et Ath-Tha'labî (ibid. pp. 176-177) précise qu'il n'en resta de cette première forme des Tables que le sixième.

(3) Ismâ'îl Haqqî (Rûh-al-Bayân) ajoute la Bague à sceau de Salomon (Khâtam Sulaymân).

 

« Quand les Fils d’Israël étaient en divergence sur quel­que chose ce tâbût émettait un oracle (takallama) et tran­chait entre eux (hakama baynahum), et, quand ils étaient au combat contre l’ennemi, ils le mettaient devant l’armée et obtenaient la victoire. Mais quand ils tombèrent dans la désobéissance et se corrompirent, Allâh les assujettit aux Amalécites (= Philistins) qui eurent la victoire sur eux et leur enlevèrent le coffre sacré ». — Le récit fait ensuite le résumé des événements survenus au temps de Samuel et Saül et explique la « venue du Tâbût » chez les Israélites comme un signe de la royauté de Saül. A l’occasion, selon divers hadîths des Compagnons, il est rapporté que Dieu avait préposé quatre Anges pour conduire l’Arche qui, de façon ordinairement visible, était portée par deux jeunes vaches (cf. 1er Livre de Samuel, ch. VI), et Ibn Abbâs pré­cise : « Les Anges portaient le Tâbût entre le ciel et la terre, et les hommes ayant vu qu’il fut déposé dans la maison de Saül, reconnurent la royauté de celui-ci » (1) ; cette dernière exégèse, si elle était à prendre au sens direct, dépasserait le texte coranique et ne trouverait aucun point d’appui dans les textes bibliques. Les paroles d’Ibn ‘Abbâs expriment un côté plus subtil et proprement intuitif des événements : Saül représente le « moment » de ce rétablissement de l’ordre et son « support » spécifique, mais il n’est pas nécessairement l’agent extérieur de retour de l’Arche, ni même l’hôte exté­rieur de celle-ci. Chose curieuse, dans la Bible, l’histoire de Saül n’a apparemment, qu’un rapport épisodique avec celle de l’Arche : 1er Samuel, ch. XIV, 18 ; mais les données islamiques confirment ce rapport et le soulignent, alors que du côté judéo-chrétien on considère que la mention de l’Arche même dans le passage respectif n’est pas sûre, et on la remplace plutôt par la mention de l’éphod sacerdotal qui avait également une fonction oraculaire.

 

(1) On peut remarquer que l'Arche apparaît ainsi nettement comme une forme sensible de la Merkaba (le Trône divin) soutenue par les quatre Anges figurés dans la vision d'Ezéchiel.

 

Le document que nous venons de citer n’a évidemment pas la rigueur d’un hadîth prophétique et on ne saurait l’uti­liser sans une certaine réserve ; ainsi surtout quand il s’agit du contenu du Tâbût, les objets énumérés sont recueillis par le narrateur d’après des relations distinctes que nous connaissons par ailleurs comme venant de nombreux tra- ditionnistes qui chacun, en mentionnant un ou deux de ces objets, répondait ainsi cependant à la question globale : en quoi consistait la Baqiyya, le « Reste de ce qu’avait laissé la famille de Moïse et celle d’Aaron » dont faisait mention le verset du Coran, 2, 248. Toutefois certaines choses peuvent être comptées comme des données fermes, et il nous revient seulement la charge de les mieux situer et interpréter.

 

Ainsi l’existence d’un Tâbût antérieur à Moïse et qui se confondrait finalement avec l’Arche d’Alliance n’est pas à prendre dans un sens qui implique une identité de forme sensible ; il suffit d’en retenir l’idée d’un dépôt primordial, permanent en principe, constitué par une réalité transcen­dante et opérative au sens le plus général, mais proprement « divine », condensée ou attachée à un support sensible, idée qu’illustre par ailleurs la tradition du Graal ; ce qui n’exclut toutefois pas des modifications de contenu et de forme de ce dépôt selon les changements des conditions du cycle traditionnel. Cette tradition islamique correspond au fond à certaines données que l’on trouve dans ce qu’on appelle les apocryphes chrétiens. Il est question souvent dans de tels écrits d’un « Trésor d’Adam » et d’une « Caverne des Trésors »(1).

 

(1) Notamment, Adam, après sa sortie du Paradis, aurait imploré le Seigneur de lui donner quelque objet venant du Paradis et c'est ainsi qu'il reçut l'« or », I' « encens » et la « myrrhe », où l'on reconnaît les offrandes des Rois-Mages et donc les attributs du Ternaire de fonctions ésotériques du Centre suprême. D'ailleurs dans son « Testament », Adam demanda à Seth et à ses descendants d'embaumer son corps avec de la « myrrhe » et de l'« encens » et de l'enfermer dans une « arche » qu'ils devaient déposer au point central du monde (pour ce qui est de l'attribut de l'« or », on aura remarqué que les traditions islamiques parlent d'un Tâbût « recouvert d'or »). (Voir Dictionnaire des Apocryphes III).

 

En tout cas, à une telle acception des choses invite déjà le fait même que les descriptions que l’on donne des deux « coffres » présentent des différences notables qui peuvent les faire ainsi relever de symbolismes différents. Celui d’Adam était en ce bois de shamshâdh (traduit « buis ») provenant nécessairement du Paradis, et constituait une œuvre directement « divine » comme son contenu, alors que celui de Moïse fait par les constructeurs israélites, était en bois de sétim (ce qu’on traduit quelquefois par « acacia »). Les deux étaient « dorés » (les détails à ce sujet manquent toutefois totalement pour le tâbût d'Adam alors qu’ils sont très nombreux pour l’Arche d’Alliance), mais leurs dimensions diffèrent : le premier est de « trois cou­dées sur deux » (thalâthatu adhra‘infîdhirâ'ayn), — et il n’y a pas de variation sur ce point dans les diverses formes de cette tradition arabe, — le deuxième est de deux coudées et demie en longueur et d’une coudée et demie en largeur ainsi qu’en hauteur (Exode, 25, 10).

 

De plus les noms mêmes que porte l’Arche dans les deux traditions judaïque et islamique sont étymologiquement différents, ce qui ne peut être sans signification, ni rester ici sans conséquence, alors que l’on a de chaque côté des textes sacrés sémitiques qui emploient normalement les mêmes racines pour les mêmes thèmes de l’histoire sacrée évoquée. En hébreu, et cela dans les textes bibliques qui la mention­nent, l’Arche de l’Alliance ou du Témoignage construite du temps de Moïse est désignée par le terme ârôn dont la racine existe aussi en arabe avec le sens de « cachette », « repaire ». Dans le Coran où elle n’est mentionnée comme telle qu’une seule fois, dans le verset déjà cité plus haut, elle est désignée par le terme (articulé) at-Tâbût au sujet duquel plusieurs dérivations étymologiques sont possibles. Selon l’opinion qui a prévalu chez les commentateurs, il vient de la racine Tâba (lettres : tâ-wâw-bâ) qui exprime l’idée de « retour » (d’où celles de « repentir » et « réconci­liation ») que l’on justifie ici de différentes façons, mais qui pourraient être plutôt en rapport avec l’idée d’un certain retour de grâce divine envers Israël ; le retour de l’Arche se trouverait impliqué en quelque sorte dans le nom même sous lequel le Coran désigne celle-ci dans la circonstance exceptionnelle dont il s’agit ; en tout cas, au point de vue verbal, ce « retour » n’est pas exprimé autrement dans le texte ; le verbe employé, an ya’tiyakum donne : « que le Tâbût vienne chez vous » et non : « qu’il revienne chez vous ». On pourrait même dire qu’une telle appellation ne peut convenir pour l’Arche d’Alliance qu’en tant qu’elle opère un retour après une disparition ou un éloignement, ce qui était effectivement le cas dans l’histoire de Samuel et de Saül, et, comme le verbe employé n’énonce que l’idée de simple « venue », l’explication pourrait se trouver dans un changement intervenu soit quant à l’identité exacte de l’ob­jet sacré soit quant à celle des destinataires ; sans insister autrement, les deux explications nous semblent possibles concurremment : si par exemple ce qui « revenait » ainsi n’était plus l’intégralité du dépôt parti, le « retour » n’en était pas un en toute rigueur, et on peut même penser à quelque « adaptation » de ce dépôt à des circonstances tra­ditionnelles nouvelles ; en tout cas le texte coranique laisse possible une acception de ce genre, au moins parce qu’il est question d’un « reste de ce qu’ont laissé la famille de Moïse et la famille d’Aaron » nuance partitive à laquelle les commentateurs et les traducteurs ne prêtent guère atten­tion. D’autre part, si ceux auxquels est destiné l’objet sacré n’ont plus la même qualité que les détenteurs antérieurs, là non plus on ne peut parler d’un « retour » exact : or, effec­tivement le retour de l’Arche se produit au moment où l’on introduit la Royauté en Israël et après une prévarication du sacerdoce (à quoi fut due d’ailleurs la perte de l’Arche)(1).

 

(1) N'est-il pas significatif à cet égard que Samuel déclare, s'adressant au peuple après l'institution de Saül comme roi et lors de son propre retrait de la judicature : « Vous m'avez dit : « Non ! Un roi doit régner sur nous ! Alors que Jéhovah votre Dieu, c'est Lui votre Roi ; voici maintenant le roi que vous avez choisi, que vous avez demandé ! Jéhovah a établi un roi sur vous». Plus loin dans le même discours il leur impute encore la faute d'avoir fait cette demande: «Vous verrez combien est grand au regard de Jéhovah le mal que vous avez commis en demandant pour vous un roi ». (1er Samuel, XII, 12-17).

 

Nous pensons même que les deux explications que nous avons envisagées sont compatibles et solidaires, car elles ne sont que les deux aspects du changement constitutif traditionnel intervenu alors.

 

En tout état de cause, si en restant dans les dérivations arabes l’on retient celle de la racine tâ-wâw-bâ, illustrée en outre dans le lexique sacré par la notion de tawba = « conversion », « repentir » et plus spécialement du côté divin, « retour de grâce », « réconciliation », ainsi que par le nom divin at-Tawwâb = « Celui qui aime revenir et pardonner », le « Réconciliant », il est certain que le Tâbût, comme nom de l’Arche des Israélites, désigne celle-ci plus particulièrement dans son acte de « retour de grâce » et même de « venue à la rescousse », ce qui d’ailleurs s’accor­derait avec les événements qui accompagnèrent la réforme traditionnelle intervenue au temps de Saül et David(1).

 

(1) Les commentateurs coraniques qui retiennent en somme tous, finalement, cette dérivation étymologique ne s'occupent du reste que de la seule explication du terme en tant que nom commun pratiqué dans la langue ordinaire, ce qui laisse ce point dans une abstraction éloignée de toute référence historique ou symbolique. Voici, par exemple, ce que dit à ce propos Fakhr ad-Dîn ar-Râzî (m. 606/1209) dans son Grand Tafsîr (in loco) où, tout en exprimant l'opinion reçue, il ne fait que reprendre les termes employés par Az-Zamakhsharî (m. 538/1144) dans son Kashshâf :

 

« Le mot tâbût dérive de tawb qui signifie « retour» (rujû'), car il désigne un récipient (zarf) dans lequel on met les choses et on les garde en dépôt; ce qui en est retiré ne manque pas d'y être « redéposé » (yurja'u) et son détenteur « revient » (yarji'u) à ce récipient, quand il a besoin de ce qu'il y a déposé ».

Une interprétation un peu plus circonstanciée est donnée par Al-Qâshânî et nous aurons l'occasion de la reproduire plus loin dans son contexte interprétatif, mais cela reste encore d'un ordre assez général.

 

Mais la relation spéciale du Tâbût avec la fonction guer­rière en Israël serait maintenue, et même soulignée, si l’on pensait à la dérivation d’une racine voisine, dont les élé­ments constitutifs sont les mêmes, seulement disposés en ordre différent, celle de tabâ (lettres tâ-bâ-wâw) qui signifie « attaquer », « faire incursion en territoire étranger »(1), et on se rappellera à ce propos le rôle d’avant-garde de l’Arche dans les combats(2).

 

(1) Sans nous attarder ici à des questions linguistiques trop spéciales, nous dirons seulement que la formation de tâbût à partir de tabâ serait à envisager de la même façon que celle d'un mot comme tâghût à partir de taghâ.

(2) Elle porte entre autres noms, celui d'« Arche de Jéhovah des Armées » (Cf. I Samuel, 4,4).

 

Ces références à des racines arabes pourraient sembler parfaitement inutiles, si l’on pensait que le terme en ques­tion s’explique suffisamment par un emprunt à l’hébreu tébah ou au judéo-araméen tebuta qui remontent d’ailleurs eux-mêmes, ainsi que l’éthiopien tabôt qui évoquera un point particulièrement important pour l’objet de notre article, à l’égyptien tebt, et ceci d’autant plus que la signifi­cation de tous ces termes est en somme la même que celle du tâbût arabe : « coffre », « arche » et « cercueil ».

 

Nous ne négligeons pas cette parenté et nous y revien­drons plus loin dans un ordre d’idées très proche, mais la vérité est que la présence d’un terme et sa forme même, dans le texte du Coran, ne peuvent s’expliquer réellement que par des raisons propres à la langue sainte et à la révéla­tion dont celle-ci est l’instrument. Tout terme qui s’y trouve a une fonction « arabe » et « coranique », car pour y figurer il doit correspondre intimement sous tous les rapports aux conditions d’ensemble de l’arabe sacré et au contexte de la hiérophonie, ce qui n’empêche cependant pas qu’il y ait souvent une pluralité de « lectures » (qirâ’ât) ou de trans­criptions traditionnelles d’un même mot ou d’un même verset. Ainsi un mot du Coran qui historiquement pourrait être considéré comme ayant une origine « étrangère » — qu’il s’agisse d’un terme sémitique ou non — doit être entendu, compris et traité comme « arabe » et, de ce fait, nécessairement rapporté à un groupement littéral arabe qui jouera pour lui le rôle d’étymon.

 

Cependant le nom tâbût a en soi une valeur plus géné­rale, et ce que nous venons de dire quant à son sens radical ne le limite pas à la seule désignation de l’Arche d’Alliance. Dans le Coran même ce terme revient une deuxième fois pour désigner un autre objet, bien différent, à première vue tout au moins, mais non moins célèbre, le « panier d’osier » ou le coffre de papyrus enduit d’asphalte et de poix dans lequel Moïse nourrisson fut lancé sur le Nil. En outre, une coïncidence lexicale est à remarquer cette fois-ci : le texte hébreu de l’Exode (2, 3) désigne, de son côté, cette corbeille de Moïse par le mot tébah auquel s’apparente visiblement, comme nous le disions, le terme arabe, et d’ailleurs celui-ci, c’est le moment de le signaler aussi, connaît une deuxième forme de « lecture » coranique, selon la langue des Ansârs (de Médine), tâbûh, avec un  comme lettre finale au lieu d’un ta, ce qui soulignera cet apparentement(1). Maintenant, voici le passage respectif, dans la sourate Tâhâ, où Allâh parlant à Moïse, lorsqu’il envoie celui-ci vers le Pharaon, lui rappelle le fait : « Mais nous t’avions fait grâce une autre fois. C’était lorsque nous avons révélé à ta mère ce qu’on révèle, (à savoir) : Glisse-le dans le Tâbût et glisse-le dans le Flot (al-yamm), afin que le Flot le rejette sur le rivage d’où le prendra un ennemi à Moi, ennemi aussi à lui. Et Je jetai alors sur toi (une vertu) d’amour de Ma part, (tout ceci) afin que tu sois formé sous Mon œil. Alors ta sœur vint pour dire : « Vous indiquerais-je qui pourrait s’en char ger ? » Et c’est ainsi que Nous te ramenâmes à ta mère (fa- raja‘nâ-ka ilâ ummi-ka) pour que son œil en soit rafraîchi et pour qu’elle ne soit pas affligée, etc. » (Cor. 20, 37-40)(2). Or, comme on voit, le rôle de cet autre tâbût est également d’assurer un « retour », le retour de l’enfant menacé de mort comme tous les nouveau-nés mâles des Israélites, auprès de sa mère, et ce retour est effectué selon un plan divin qui incluait la construction même de la nacelle salutaire et qui avait été donné par une « révélation » (wahy), tout comme devait être donné plus tard l’ordre de construction de l’Arche de l’Alliance dans la révélation sinaïtique. De plus, ce « retour » a lieu à la cour du Pharaon où devait se faire l’éducation sacrée du futur Révélateur divin(3), et le détail des événements montre qu’il y avait en tout cela, par un moyen détourné, une sorte de « rentrée en grâce » de l’élite d’Israël auprès du Pharaon en même temps qu’un essai de « réconciliation » de celui-ci avec Dieu(4). Ce sont ces aspects positifs qui passent avant tout selon le plan divin ; l’aspect d’inimitié ne viendra que lorsque tous les autres moyens auront été épuisés sans avoir atteint le résultat voulu ; le long débat de Moïse avec le Pharaon fut d’abord un essai de « réconciliation » divine (1).

 

(1) Le  de tâbûh doit être considéré comme une simple désinence, et non pas comme un élément radical, tout comme le ta final de tâbût ; ce dernier serait analogue à un tâ « lié » (marbûta) qui s'écrit comme un hâ final surmonté seulement de deux points et qui se prononce effectivement comme un  lorsqu'on fait l'arrêt sur lui. Du reste l'hébreu Tébah, lui aussi, se lit à l'état « construit » Tébath (avec un tau final).

(2) Dans ce passage où le terme 'ayn = « œil », qui signifie en outre « source », « personne », « être », « essence » apparaît deux fois, l'expression ‘alâ ‘aynî = « sous Mon œil » pourrait être rendue initiatiquement par « selon Mon Etre » et cette acception sera éclairée par ce que nous disons dans la note suivante ; dans le cas de la mère de Moïse où le mot ‘ayn revient, on peut traduire de même par « pour que son être soit confirmé ».

(3) L'Egypte avait détenu aux temps patriarcaux le rôle de centre spirituel et d'« école prophétique» pour les traditions environnantes. Le séjour des Fils d'Israël en Egypte était normalement d'ailleurs une condition d'obédience traditionnelle et d'apprentissage spirituel. Ce sont les abus ravageurs du Pharaon de Moïse d'un côté, une certaine maturité spirituelle des Israélites d'un autre, qui déterminèrent la rupture dont fût chargé Moïse. Mais le cas de ce Pharaon même est tout autre que celui d'un simple souverain tyrannique, car initiatiquement, selon Ibn Arabî, il était un des Afrâd ; seulement il constituait un cas de fard monstrueusement retourné sur son moi individuel.

(4) Est significatif sous ce rapport le point suivant. Selon le Coran 28, 9 où l'histoire de Moïse nouveau-né est reprise sous une forme nouvelle (mais le Tâbût n'y est plus mentionné) la femme du Pharaon s'exclame au sujet du nourrisson recueilli, en s'adressant à son mari :« Puisse-t-il être une fraîcheur d'œil pour moi et pour toi ! (Ne le tuez pas, peut-être nous sera-t-il de profit, etc.) » Or un hadîth du Prophète nous instruit en plus que le Pharaon répondit alors à son épouse : « Qu'il le soit pour toi, mais moi je n'en ai pas besoin !» Et à ce propos le Prophète ajouta : « Par Celui par Lequel on jure, si le Pharaon avait exprimé alors le vœu que Moïse fût fraîcheur d'œil pour lui comme pour sa femme, Allâh lui aurait accordé par Moïse la bonne direction, comme il l'accorda à sa femme ». — Nous rappelons ici que l'épouse du Pharaon de Moïse, nommée Asiya, est selon le hadîth une des « femmes parfaites » (Cf. Cor. 66,11)

(5) Il est même très frappant de constater que le mandat confié à Moïse et Aaron précisait qu'ils devaient adresser au début au Pharaon « une parole douce, car peut-être ainsi il sera amené à réfléchir et ressentira la crainte » (Cor. 20, 44).

 

Il y a donc certaines analogies fonctionnelles entre les deux tâbût mentionnés dans le Coran et cela montre que le sens « radical » arabe s’impose, malgré les différences d’ob­jet et de circonstance. Or les deux cas d’emploi coranique de ce terme concernent uniquement l’histoire des Israélites et, même, plus particulièrement la tradition moïsiaque : le premier dans l’ordre chronologique des deux tâbût porte le nouveau-né d’Israël qui, en considérant les choses dans leur réalité profonde, est une manifestation nouvelle du Verbe primordial et permanent, le deuxième porte son « héritage » dans tous les sens de ce mot, y compris les Tables de la Loi, œuvre par excellence du Verbe divin. Dans les deux cas, il s’agit d’ailleurs non pas d’une simple question de tradition symbolique et doctrinale, mais d’un « dépôt » sacro-saint réel, à vertu oraculaire et opérative divine, constituant le principe et le centre d’une tradition dans toute sa réalité spirituelle et institutionnelle. Cette tradition est d’ailleurs ici la même, mais dans deux moments assez éloignés entre eux, et dans deux phases distinctes de son développement, séparées par une histoire sainte, riche d’événements. Les deux tâbût sont eux aussi en réalité un seul, et ceci non pas en tant que pur thème symbolique ou en tant que réa­lité idéale, mais bien en tant que « véhicule divin » dont la nature, pour être d’un ordre plus subtil n’en est pas moins réelle, et même plus réelle que celle des formes qu’il peut revêtir selon les conditions traditionnelles variables. L’Arche de l’Alliance n’est, disions-nous précédemment, qu’une forme de manifestation terrestre de la Merkaba céleste, le Char divin, ou le Véhicule de la Présence divine. Mais cela n’est que l’aspect des choses considérées selon l’ordre vertical et dans un sens intemporel ; or il y a un autre aspect selon l’ordre horizontal et dans le sens du déroulement cyclique, et sous ce rapport l’Arche de l’Al­liance n’est qu’une modification spéciale d’un « support » primordial de forme plus générale, modification propre à une certaine lignée traditionnelle et caractéristique d’une de ses phases historiques. Il en est de même, du reste, du tâbût d’osier ou de papyrus à l’apparition duquel préside un wahy (révélation) qui implique la « présence divine », et qui est loin de constituer un objet matériel ordinaire(1). Lorsque la mère de Moïse introduit son nourrisson dans le tâbût elle le confie certes à une des formes circonstancielles de ce support divin, correspondant d’ailleurs à un de ses types secondaires, le type nautique dont nous traiterons de façon plus directe dans la suite, mais elle le remet néanmoins au Tâbût absolu en tant qu’Arche permanente des trésors traditionnels à sauvegarder pendant les périodes de danger extérieur (2).

 

(1) Il est utile de noter ici que des traditions islamiques attribuent la confection du coffre en papyrus au personnage anonyme dont parle le Coran 28, 20 et qu'on désigne comme « le croyant d'entre les gens du Pharaon ». D'après de telles données qui empruntent peut-être ailleurs, ce personnage s'appelle Hazqîl, ce qui en arabe est identique au nom du Prophète Ezéchiel avec lequel cependant cet Egyptien ne peut pas être confondu et ne l'est d'ailleurs nullement. Seulement comme ce nom signifie en hébreu « force de Dieu », il est vraisemblable qu'il y ait en cela une allusion à l'intervention divine dans l'œuvre artisanale par laquelle fut produit le coffret de Moïse. Il est dit aussi que ce coffret ne pouvait être ouvert que «de l'intérieur», ce qui présente une certaine analogie avec le Tâbût d'héritage adamique au sujet duquel l'épisode de Cédar et de Jacob nous avait instruit qu'il ne pouvait être ouvert que « par un prophète », notion qui s'applique évidemment ici au cas de Moïse même. Les gens de la maison du Pharaon voulurent l'ouvrir mais ne réussirent pas ; ils tâchèrent ensuite de le briser mais sans plus de succès, ce qui montre encore qu'il ne s'agissait pas d'un objet ordinaire. Asiya s'approcha alors elle-même du coffret à l'intérieur duquel elle perçut une lumière que, par une faveur divine, elle était la seule à voir; elle ouvrit l'objet sacré sans difficulté et y trouva un petit enfant d'entre les deux yeux duquel sortait cette lumière qu'elle avait perçue tout d'abord, et qu'on peut considérer certes comme la lumière de la science prophétique, mais aussi comme la lumière de la Shekinah elle-même.

(2) Cette forme de nacelle salvatrice d'un nouveau-né n'est toutefois pas limitée au seul cas de Moïse. Entre autres, on en a relevé surtout celui du roi Sargon, le fondateur de la dynastie d'Accad qui, enfanté en cachette, fut placé par sa mère dans une corbeille de roseaux fermée également avec de l'asphalte, et confiée aux eaux de l'Euphrate. Recueilli par un « libateur d'eau », il est élevé et employé par celui-ci comme jardinier, jusqu'au jour où la déesse Istar s'éprend d'amour pour lui et l'appelle à la royauté. (Recueil Edouard Dhorme, lmp. Nat. 1951, pp. 62-63 ; cf. La Bible I, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, pp. 178-179, note 10.) On remarquera que c'est à la déesse Istar que correspond ainsi la « femme parfaite », Asiya, épouse du Pharaon, qui lui-même correspond alors analogiquement à Baal. Dans la version biblique, c'est la fille du Pharaon qui représente la maison royale, mais le nom qu'on lui donne d'autre part, Thermuthis, est un des noms d'Isis, homologue d'Istar.

On entrevoit ainsi une des voies, car il y en a plusieurs, par lesquelles pourrait être résolue cette apparente divergence de données traditionnelles.

 

Si l’on tient compte de la rigueur terminologique du Coran et des analogies relevées, la preuve est faite de la préexistence dans le Coran même du thème du Tâbût en cause dans le cas de l’Arche de l’Alliance, et cela peut rejoindre naturellement la tradition arabe du Tâbût ada- mique. Mais il y a en outre dans le Coran un autre élément d’ordre linguistique qui renforce et prolonge cette preuve. Dans les paroles divines adressées à la mère de Moïse, il est dit : « Glisse-le dans le Tâbût (fî at-Tâbût) » ; il n’est pas dit dans « un » tâbût, le terme est articulé ; cela veut dire qu’il s’agit d’une chose préexistante, précédemment « connue », et cela ne peut constituer une référence qu’au Tâbût per­manent ou encore à une de ses adaptations typiques plus spécialement en cause alors. A cet égard nous ferons une autre remarque. L’ordre divin donné à la mère de Moïse dans Coran 20,39, concerne deux actes : l’introduction dans le Coffre et l’introduction dans le Flot. Le verbe employé pour exprimer cette introduction à deux degrés est le même, répété, et appliqué d’ailleurs au pronom hu = « le » ou « lui » : « introduis-le » (ou « glisse-le ») dans le Coffre et introduis-le dans le Flot », ce qui laisse les choses dans une certaine indétermination : le pronom hu s’applique en l’occurrence au premier degré à l’enfant, au deuxième il peut s’appliquer soit au coffre, soit à l’enfant, soit aux deux dans une synthèse qu’implique en quelque sorte cet « enveloppement » successif (1). Or on peut dire que la mise de l’enfant dans « le Coffre » envisagée en elle-même fait référence à l’institution du tâbût dans toute sa généralité, mais lorsqu’il s’agit de sa mise à l’eau il y a nécessairement référence à son type nautique. Effectivement cette opéra­tion à deux degrés nous semble se rapporter aux deux fac­teurs d’origine traditionnelle différente intervenant dans cette partie de l’histoire sainte moïsiaque, chose dont nous aurons l’occasion de traiter dans la suite.

Enfin une autre mention coranique nous permettra maintenant de situer dans le temps, ou plutôt dans le déroulement du cycle humain, l’institution du Tâbût pre­mier, et de voir que cette institution est rattachée effecti­vement à Adam. Il s’agit d’un passage de la sourate de la Génisse qui parle de la descente d’Adam sur terre : « Or Adam reçut (talaqqâ) de son Seigneur des Paroles (Kalimât) et le Seigneur revint à lui (tâba ‘alay-hi) ; en vérité II est Celui qui aime revenir et pardonner (at-Tawwâb), le Très- Miséricordieux (ar-Râhîm) (Cor. 2, 36-37). Nous avons là, le premier moment où, dans l’histoire sacrée intervient la notion de tawba (« repentir », « réconciliation ») à laquelle est rattachée la signification arabe du tâbût, et qui, comme le comprennent les commentateurs, concerne aussi bien le serviteur que le Seigneur. A l’occasion est énoncé le nom divin at-Tawwâb (auquel celui d’ar-Rahîm sert de qualifi­catif), ce qui est l’indice d’une théophanie adéquate, logi­quement la première sous le rapport de ce nom. On peut remarquer aussi que dans le fait de cette réconciliation il y a un aspect d’« alliance », au sens biblique de ce mot, qui est nouveau par rapport au statut paradisiaque perdu par Adam, et qui évoque d’ailleurs un des qualificatifs de l’Arche chez les Israélites (2).

 

(1) La variante coranique que nous avons signalée dans une note précédente, et qui ne fait pas mention du tâbût, dit simplement : « Et Nous révélâmes (awhay-nâ) à la mère de Moïse : Allaite-le ! Puis, quand tu craindras pour lui, jette-le dans le Flot (alqî-hi fi-l-yamm), et n'aie pas peur, ni ne l'attriste : Nous le renverrons (râddû-hu) vers toi et nous en ferons (un) des Envoyés. » (Cor. 28, 7). C’est I' « enfant » qui est jeté ici dans l'eau, sans autre précision, mais le verbe employé n'est plus cette fois-ci iqdhifî = « introduis(-le) » ou « glisse (-le) » répété dans l'autre texte pour l'enfant et pour le coffre, mais alqî = «jette (-le) » qui tient la place de I' « introduction » à deux degrés de l'autre et qui exprime donc une action de caractère global.

(2) [Ce chapitre est demeuré inachevé.]

 

[Recueil posthume : L'Islam et la fonction de Michel Vâlsan, éd. Sagesse et Tradition, pages 111 à 134).]

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