Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Frithjof Schuon - ELOGE DU TURBAN (fragments de Comprendre l'Islam) + Annexes


« D'après un proverbe arabe qui reflète l'attitude du musulman devant la vie, « la lenteur est de Dieu, et la hâte de Satan (1) », et ceci nous mène à la réflexion suivante : comme les machines dévorent le temps, l'homme moderne est toujours pressé, et comme ce manque perpétuel de temps crée chez lui les réflexes de hâte et de superficialité, l'homme moderne prend ces réflexes – qui compensent autant de déséquilibres – pour des supériorités et méprise au fond l'homme ancien aux habitudes idylliques, et surtout le vieil Oriental à la démarche lente et au turban long à enrouler. On ne peut plus se représenter, faute d’expérience, quel était le contenu qualitatif de la « lenteur » traditionnelle, ou comment « rêvaient » les gens d’autrefois ; on se contente avec la caricature, ce qui est beaucoup plus simple, et ce qu’exige d’ailleurs un illusoire instinct de conservation. Si les préoccupations sociales – à base évidemment matérielle – déterminent si largement l'esprit de notre époque, ce n'est pas seulement à cause des suites sociales du machinisme ni des conditions inhumaines qu'il engendre, mais aussi à cause de l'absence d'une atmosphère contemplative pourtant nécessaire au bonheur des hommes, quel que puisse être leur « standard de vie », pour employer une expression aussi barbare que courante.(2)

(1) Festina lente, disaient les Anciens.
(2) On appelle « fuite des responsabilités » ou Weltflucht — en anglais escapism — toute attitude contemplative, donc tout refus de situer la vérité totale et le sens de la vie dans l’agitation extérieure. On décore du nom de « responsabilité » l’attachement hypocritement utilitaire au monde, et on s’empresse d'ignorer que la fuite, à supposer qu’il ne n’agisse que de cela, n’est pas toujours une attitude 

[...]

Nous avons fait allusion plus haut au turban, en parlant de la lenteur des rythmes traditionnels ; il faut nous y arrêter quelque peu, pendant que nous y pensons. L’association d’idées entre le turban et l’Islam est loin d’être fortuite : « Le turban — a dit le Prophète — est une frontière entre la foi et l’incroyance », et encore : « Ma communauté ne déchoira pas tant qu’elle portera des turbans » ; on cite également les ahâdîth suivants : « Au Jour du Jugement, l’homme recevra une lumière pour chaque tour de turban (kawrah) autour de sa tête » ; « Portez des turbans, car vous gagnerez ainsi en générosité. » Ce que nous voulons relever ici, c’est que le turban est censé conférer au croyant une sorte de gravité, de consécration et aussi d’humilité majestueuse(1) ; il le retranche des créatures chaotiques et dissipées, — les « errants » (dâllûn) de la Fâtihah , — le fixe sur un axe divin — la « voie droite » (eç-çirât el-mustaqîm) de la même prière — et le destine ainsi à la contemplation ; en un mot, le turban s’oppose comme un poids céleste à tout ce qui est profane et vain. Comme c’est la tête — le cerveau — qui est pour nous le plan de notre choix entre le vrai et le faux, le durable et l’éphémère, le réel et l’illusoire, le grave et le futile, c’est elle qui doit porter la marque de ce choix ; le symbole matériel est censé renforcer la conscience spirituelle, comme c’est le cas, du reste, de toute coiffure religieuse ou même de tout vêtement liturgique ou simplement traditionnel. Le turban « enveloppe » en quelque sorte la pensée, toujours prête à la dissipation, à l’oubli et à l’infidélité ; il rappelle l’emprisonnement sacré de la nature passionnelle et déifuge(2). La Loi koranique fait fonction de rétablissement d’un équilibre primordial perdu, d’où ce hadîth : « Portez des turbans et distinguez-vous par là des peuples (« déséquilibrés ») qui vous ont précédés(3). »

Quelques mots sur le voile de la femme musulmane s’imposent ici. L’Islam tranche sévèrement entre le monde de l’homme et celui de la femme, entre la collectivité totale et la famille qui en est le noyau, ou entre la rue et le foyer, comme il tranche aussi entre la société et l’individu et entre l’exotérisme et l’ésotérisme ; le foyer — comme la femme qui l’incarne — a un caractère inviolable, donc sacré. La femme incarne même d’une certaine façon l’ésotérisme en raison de certains aspects de sa nature et de sa fonction ; la « vérité ésotérique » — la haqîqah — est « sentie » comme une réalité « féminine », comme c’est aussi le cas de la barakah. Le voile et la réclusion de la femme sont du reste en rapport avec la phase cyclique finale que nous vivons — et où les passions et la malice dominent de plus en plus — et présentent une certaine analogie avec l’interdiction du vin et le voilement des mystères.


(1) Dans l’Islam on se représente les anges et tous les prophètes portant des turbans, parfois de couleurs différentes, suivant le symbolisme.

(2) Saint Vincent de Paul, en créant la cornette des filles de la Charité, avait l’intention d’imposer à leur regard une sorte de réminiscence de l’isolement monastique.

(3) La haine du turban — comme celle du « romantique », du « pittoresque », du folklorique — s’explique par le fait que les mondes « romantiques » sont précisément ceux où Dieu est encore vraisemblable ; quand on veut abolir le Ciel, il est logique de commencer par créer une ambiance qui fait apparaître les choses spirituelles comme des corps étrangers ; pour pouvoir déclarer avec succès que Dieu est irréel, il faut fabriquer autour de l’homme une fausse réalité, qui sera forcément inhumaine, car seul l’inhumain peut exclure Dieu. Ce dont il s’agit, c’est de fausser l’imagination, donc de la tuer ; la mentalité moderne, c’est le plus prodigieux manque d’imagination qui se puisse imaginer. »

Frithjof SCHUON ('Issa Nur Ad-Din) – Comprendre l'Islam (Gallimard 1961). 

[ Annexes : ]


Extrait de la biographie du Cheikh Sidi Ahmad Al-Alawi par Martin LINGS (Abu Bakr Siraj Al-Din) :

« Outre ses écrits pour la défense du Soufisme, on trouve dans Al-Balâgh des attaques du Cheikh contre les soi-disant « Réformateurs » pour leur constante complaisance à l’égard de l’époque moderne, aux dépens de la religion. En même temps, il exhorte les chefs des zawâyâ à mettre en pratique ce qu’ils enseignent. En ce qui concerne le monde en général, il prend position contre tous les mouvements antireligieux et en particulier contre le communisme. Pour les Musulmans, il insiste sur l’importance qu’il y a à élever le niveau général de connaissance de l’Arabe classique et dénonce la pratique de se faire naturaliser français. (113) Il met, inlassablement, en évidence les dangers de l’occidentalisation ou adoption des habitudes européennes de pensée et de vie et, en particulier, il condamne ces Musulmans qui portent des vêtements européens modernes. (114) En tant que guide spirituel, et par conséquent en suprême psychologue, il savait que les vêtements qui forment l’ambiance immédiate de l’âme humaine, ont un pouvoir incalculable de purification ou de corruption. Ce n’est pas sans raison, par exemple, que dans la Chrétienté et le Bouddhisme, les ordres religieux ont conservé, à travers les siècles, un costume qui avait été tracé et institué par une autorité spirituelle soucieuse de choisir une tenue compatible avec la vocation de celui qui la porte. En dehors de ces exemples, on peut d’ailleurs dire, d’une façon générale, que dans toutes les civilisations théocratiques, c’est-à-dire, dans toutes les civilisations à l’exception de la civilisation moderne, le vêtement a été plus ou moins inspiré par la conscience que l’homme est le représentant de Dieu sur la Terre, et ce n’est nulle part plus vrai que dans la civilisation islamique. En particulier, le vêtement arabe de l’Afrique du Nord-Ouest, turban, burnous et djellabah, qui n’a pas changé depuis des siècles, est une combinaison parfaite de simplicité, de sobriété et de dignité, et il conserve ces qualités jusque dans les haillons. »

Martin LINGS - Un Saint Musulman du XXe siècle, Le Cheikh Ahmad Al-Alawî (Les Editions Traditionnelles 1973 * ).

 [ * Le texte anglais a été publié en 1961 sous le titre : A MOSLEM SAINT OF THE TWENTIETH CENTURY Shaikh Ahmad al-'Alawî, HIS SPIRITUAL HERITAGE AND LEGACY.] 

Ajout de dernière minute (14/08/2017 22h46)  : 

"Bien plus, si vous faites preuve de patience et de piété et que vos ennemis viennent vous attaquer par surprise, Dieu vous enverra en renfort cinq mille anges marqués distinctement (Moussawimin)." [Sourate 3, verset 125] Ibn Abbass - radhi Allah 'anhou - commente le terme "moussawimin" par les turbans comme marque distinctif des anges lors des batailles. [Tanwir Al Miqbass]

Imam Badroudin Al 'Ayni - rahimahoullah- rapporte qu'on demanda à Abdoullah Ibn Omar - radhi Allah 'anhoum : "Est-ce que porter le turban est une Sunnah ?", il répondit alors : "Oui, c'est une Sunnah." ['Oumdatoul Qârî].

Imâm Ibn Abî Zayd Al Qayrawânî - rahimahoullah - rapporte que l'Imâm Mâlik Ibn Anas - rahimahoullah- a dit : "Le turban était porté depuis le début de l'Islam et il ne cesse d'être porté jusqu'à nos jours. Je n'ai jamais vu quelqu'un parmi les gens de l'excellence qui ne portait pas le turban, comme par exemple Yahyâ Ibn Sa'îd, Rabî'ah et Ibn Hurmuz. Je voyais plus de 30 hommes portant des turbans dans l'assemblée de Rabî'ah, et je fus l'un d'entre eux. Rabî'ah ne le quittait pas tant que l'assemblée s'en aille et il avait l'habitude de dire : « Je jure que cela augmente l'intelligence ! » Et l'ange Jibrîl - 'aleyhi salam - a été vu avec l'apparence [du Compagnon] Dihyah Al Kalbî, coiffé d'un turban dont les extrémités pendaient entre ses omoplates. » [Al Jâmi' Fî As Sunân].

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :