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Ibn Khaldoun - Sur le titre d’émîr el-moumenîn.

[Source : esprit-universel.over-blog.com]

 

Le titre d’émîr el-moumenîn (commandant des croyants) est un des attributs du khalifat. Son emploi ne date pas d’une époque ancienne, mais du temps des premiers khalifes. Après avoir inauguré Abou Bekr, les Compagnons et le reste des musulmans le désignèrent par le titre de khalife (lieutenant, successeur) de l’envoyé de Dieu, et ils continuèrent à le nommer ainsi jusqu’à sa mort. Ayant ensuite rendu foi et hommage à Omar, pour se conformer à la volonté d’Abou Bekr, qui l’avait désigné comme son successeur, ils l’intitulèrent le khalife du khalife de l’Envoyé de Dieu. Dès lors, ils paraissent avoir reconnu que cette manière de désigner leurs khalifes deviendrait très incommode, parce que ce titre s’allongerait outre mesure si l’on y ajoutait le mot khalife à chaque nouvelle inauguration et que, par la multiplicité de ces termes, il ne pourrait plus servir comme désignation précise, et deviendrait absurde ; aussi penchèrent-ils à le remplacer par une autre dénomination qui eût avec lui un certain rapport. Aux généraux qui commandaient les expéditions militaires, ils donnaient le titre d’émîr, mot dérivé d’émara (commandement), dont il est ce que les grammairiens appellent le fâîl (1). Les Arabes, avant leur conversion à l’islamisme, désignaient le Prophète par les titres d’émîr de la Mecque et d’émir du Hidjaz ; les Compagnons donnaient à Saad Ibn Abi Oueccas le titre d’émir el-moslemîn (commandant des musulmans), parce qu’il avait exercé le commandement en chef à la bataille de Cadeçiya. Un des Compagnons ayant appelé (2) Omar par le nom d’émîr el-moumenîn, cette dénomination fut approuvée et adoptée. Le premier qui lui donna ce titre fut, dit-on, Abd Allah Ibn Djahch (3), ou, selon d’autres, Amr Ibn el-Aci ou El-Moghîra Ibn Choba. D’après un autre récit, un courrier, portant l’annonce d’une victoire, arriva à Médine et demanda Omar, en disant : « Où est le commandant des croyants ? » Les Compagnons qui l’entendirent s’écrièrent : « Par Allah ! tu as raison ; il est, en effet, le commandant des croyants. » Dès lors, ils appelèrent Omar par ce nom, et le reste du peuple suivit leur exemple. Ce titre passa, comme un héritage, aux khalifes suivants ; ceux de la dynastie omeïade se le réservèrent d’une manière spéciale et ne permettaient à personne de le porter. Alors les Chîïtes désignèrent Ali par le titre de l’imam, afin de faire sentir qu’à lui seul appartenait la dignité de l’imamat, sœur de celle du khalifat, et que, selon leur doctrine hérétique, il avait plus de droit à l’imamat de la prière qu’Abou Bekr. Ils donnèrent aussi le titre d’imam à ceux qu’ils regardaient comme ses successeurs dans l’office de khalife. Tant qu’ils travaillaient en secret pour faire valoir les droits de l’un de ces princes, ils le désignaient sous le nom de l’imam ; mais, aussitôt qu’ils l’eurent mis à la tête d’un empire, ils remplacèrent cette dénomination par le titre d’émîr el-moumenîn. Les chîïtes (ou partisans) de la famille abbacide (4) firent de même : ils donnèrent à leur chef le titre d’imam, jusqu’à l’époque où ils proclamèrent les droits d’Ibrahîm (5) au khalifat et organisèrent des troupes pour combattre ses ennemis (6). Quand il eut cessé de vivre, ils donnèrent à son frère Es-Saffah le titre d’émîr el-moumenîn. Les Rafédites (7) de l’Ifrîkiya suivirent le même système : ils attribuèrent le titre d’imam (8) à certains princes descendus d’Ismaïl (9), et ce ne fut qu’à l’avènement d’Obeïd-Allah el-Mehdi qu’ils intitulèrent ce prince émîr el-moumenîn. Ils agirent de la même manière à l’égard de son fils et successeur, Abou ’l-Cacem ; d’abord ils les nommèrent les imams, puis ils leur attribuèrent le titre d’émîr el-moumenîn, lorsqu’ils furent montés sur le trône. Dans le Maghreb, les partisans d’Idrîs désignaient ce prince et son fils, Idrîs II, par le titre d’imam. Tel fut l’usage des Rafédites.

(1) C’est-à-dire, nom formé de la racine trilitère, par l’insertion d’un î long avant la dernière lettre radicale.

(2) Lisez : wa at-tafaqa an da’â ba’d al-mahâbbah ‘umar.

(3) Cela n’a pu se faire : Abou Mohammed Abd Allah Ibn Djahch, un des plus anciens des

Compagnons, fut tué à la bataille d’Ohod, l’an 3 de l’hégire.

(4) Voyez ci-devant, page 28, note 2.

(5) Voyez ci-devant, page 407.

(6) Littéral. « et nouèrent les drapeaux pour la guerre ».

(7) Les Chîïtes, partisans des Fatémides.

(8) Pour al-a’immah, lisez li-l-a’immah.

(9) Voyez ci-devant, page 409.

Les khalifes transmettaient à leurs successeurs, comme héritage, le titre d’émîr el-moumenîn ; ils en faisaient le signe distinctif auquel on reconnaîtrait le souverain du Hidjaz, de la Syrie et de l’Irac, contrées qui formaient la demeure de la race arabe, le noyau de l’empire, le jardin où la religion avait pris racine, ainsi que la victoire. L’empire musulman était encore dans toute sa vigueur et toute sa force quand on introduisit l’usage de nouveaux titres, afin de distinguer les khalifes l’un de l’autre, vu que celui d’émîr el-moumenîn leur était commun à tous. Ce furent les Abbacides qui en donnèrent l’exemple ; voulant empêcher que leurs véritables noms fussent profanés et ternis par l’emploi que les gens du peuple en faisaient pour les désigner, ils prirent les surnoms d’Es-Seffah, d’El-Mansour, d’El-Hadi, d’El-Mehdi (10), d’Er-Rechîd, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la dynastie. Les Obéidites (Fatémides) de l’Ifrîkiya et de l’Égypte suivirent aussi ce système, mais les Omeïades ne l’adoptèrent pas ; ceux qui régnèrent en Orient, et qui formaient la première dynastie de la famille, se conduisaient en tout avec la simplicité et la rudesse des premiers temps ; il avaient conservé le caractère et les sentiments qui distinguent les Arabes nomades, et, chez eux, les marques particulières qui indiquent l’habitude de vivre dans les villes n’avaient pas remplacé celles qui distinguent l’habitant du désert. Quant aux Omeïades de l’Espagne, ils firent comme leurs aïeux (de la première dynastie), parce qu’ils croyaient ne pouvoir (11) s’attribuer le titre d’émîr el-moumenîn tant qu’ils ne seraient pas maîtres du khalifat, dont les Abbacides s’étaient emparés, et tant qu’ils ne posséderaient pas le Hidjaz (12), berceau du peuple arabe et de la religion. Ils se voyaient aussi trop éloignés du siège du khalifat, du centre de la nationalité musulmane. D’ailleurs pour se garantir contre les Abbacides, qui cherchaient toujours à les perdre, il ne leur fallut rien moins que de s’être établis dans le gouvernement d’un pays lointain. Au commencement du Ive siècle, Abd er-Rahman III monta sur le trône et prit le surnom d’En-Nacer. Il était fils d’Abd Allah (13), fils de Mohammed, fils d’Abd er-Rahman II. Sous son règne, on apprit que les clients des khalifes de l’Orient tenaient leurs souverains en tutelle et les empêchaient de communiquer avec qui que ce fût ; on sut aussi qu’ils portaient leur audace jusqu’à les maltraiter, à les déposer, à les assassiner et à leur crever les yeux. Abd er-Rahman prit alors la résolution d’adopter les usages suivis par les khalifes de l’Orient et par ceux de l’Ifrîkiya (les Fatémides.). Il prit le titre d’émir el-moumenîn et le surnom d’En-Nacer li-Dîn Illah (l’aide de la religion de Dieu). Son exemple devint une règle pour ses successeurs, eux dont les aïeux (14) n’avaient jamais porté de pareils titres. Cet usage se maintint jusqu’à ce que la ruine totale du parti arabe entraînât celle du khalifat. Des affranchis d’origine étrangère enlevèrent le pouvoir aux Abbacides ; au Caire, les protégés des Obéidites traitèrent leurs princes de la même manière ; les Sanhadja se rendirent maîtres de l’Ifrîkiya ; les Zenata fondèrent un empire dans le Maghreb ; les petits rois de l’Espagne se partagèrent les États des Omeïades ; ainsi fut détruite l’unité de l’empire musulman.

(10) L’auteur aurait mieux observé l’ordre chronologique, s’il avait placé El-Mehdi avant El-Hadi.

(11) Pour ‘amalûh, lisez ‘allamûh.

(12) Deux manuscrits et l’édition de Boulac portent : bi-l-qusûr ‘an malik al-hijâz asl li-l-‘arab wa-l-ba’d’an dâr al-khilâfah, « tant qu’ils ne pourraient pas étendre leur domination sur le Hidjaz, pays de la race arabe, et qu’ils seraient éloignés du siège du khalifat. »

(13) Lisez, avec l’édition de Boulac : « Il était fils de Mohammed, fils d’Abd Allah, etc. »

(14) Les Omeïades d’Orient.

Les princes qui régnèrent dans les pays d’Orient et d’Occident prirent d’abord le titre de sultan, puis ils y ajoutèrent d’autres titres qui variaient dans chaque royaume. Les souverains de race étrangère, qui régnaient en Orient, portaient des titres d’honneur que les khalifes leur accordaient et qui exprimaient l’idée de soumission, d’obéissance ou de fidélité. Tels furent les surnoms de Cheref ed-Doula (la noblesse de l’empire), d’Adod ed-Doula (le bras de l’empire), de Rokn ed-Doula (la colonne de l’empire), de Moïzz ed-Doula (qui exalte l’empire), de Nacîr ed-Doula (qui aide l’empire), de Nizam el-Molk (l’ordonnateur du royaume), de Beha el-Molk (l’éclat du royaume), de Dakhîret el-Molk (le trésor du royaume), etc.

Les émirs sanhadjiens (15), auxquels les Obéidites avaient accordé des titres d’honneur, n’en portèrent jamais d’autres, même quand ils eurent usurpé l’autorité que ces princes leur avaient confiée. Mus par un sentiment de respect, ils s’abstinrent de prendre les titres qui appartenaient spécialement aux khalifes. C’est ainsi que les usurpateurs et les ministres qui tiennent leurs princes en tutelle ont agi dans tous les temps, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer.

Dans les derniers temps du khalifat, quand le parti qui l’avait soutenu fut anéanti, les souverains d’origine étrangère qui régnaient en Orient ne se contentèrent plus des titres qu’on leur avait accordés ; aussitôt qu’ils (16) eurent acquis, par leurs usurpations, une haute position et une grande autorité dans l’empire, ils s’empressèrent de prendre des titres royaux, tels qu’En-Nacer (l’aide), El-Mansour (l’aidé de Dieu). Voulant faire sentir qu’ils s’étaient dégagés du joug de la clientèle, ils substituèrent le mot dîn (religion) au mot doula (empire) et se nommèrent Salah ed-Dîn (la prospérité de la religion), Aced ed-Dîn (le lion de la religion) et Nour ed-Dîn (la lumière de la religion).

Les souverains des petits États espagnols s’étaient partagé les titres consacrés au khalifat. Étant de la même race que les khalifes et du même parti (celui des Arabes), ils avaient profité de leur position pour acquérir une grande influence et s’emparer du pouvoir. Ils prirent les titres d’En-Nacer, d’El-Mansour, d’El-Motamed (qui s’appuie sur Dieu), d’El-Modhaffer (le victorieux), etc. Ce fut contre eux qu’Ibn Cheref (17) lança cette épigramme :

J’ai pris l’Espagne en dégoût à cause de ces noms de Motacem et de Motaded, titres impériaux bien mal placés ; cela fait penser au chat qui se gonfla pour atteindre la taille du lion.

(15) Les Zîrides.

(16) Pour hattâ, lisez hîn.

(17) Voyez ci-devant, page 320.

Les émirs sanhadjiens, auxquels les khalifes obéidites avaient accordé des titres d’honneur, tels que Nacîr ed-Doula, Seïf ed-Doula (épée de l’empire), Moëzz ed-Doula (qui rend l’empire glorieux), etc. n’en recherchèrent pas d’autres. Ils les gardèrent même quand ils eurent abandonné la cause des Obéidites pour celle des Abbacides. S’étant ensuite détachés du parti des khalifes (abbacides), ils finirent par ne plus penser à eux et par laisser tomber dans l’oubli les titres qu’ils avaient portés. Dès lors ils se contentèrent de celui de sultan. Dans le Maghreb, les émirs de la tribu des Maghraoua, encore habitués aux usages rudes et simples de la vie nomade, prirent le titre de sultan et n’en recherchèrent point d’autre. Le souvenir des khalifes s’étant effacé (dans le Maghreb) où ils n’avaient plus personne pour les représenter (18), Youçef Ibn Tachefîn, roi d’un peuple berber nommé les Lemtouna, parut dans ce pays et en fit la conquête ainsi que celle de l’Espagne. Étant très religieux et tout disposé à suivre de bons exemples, il prit la résolution de reconnaître l’autorité du khalife et de remplir ainsi tous les devoirs d’un bon musulman. Ayant adressé une déclaration de foi et hommage à El-Mostadher l’Abbacide, il la fit porter à ce khalife par Abd Allah Ibn el-Arebi et le cadi Abou Bekr Ibn el-Arebi, fils de celui-ci et un des principaux docteurs de Séville (19). Ces envoyés étaient chargés de demander, pour leur maître, sa confirmation par diplôme dans le gouvernement du Maghreb. A leur retour, ils lui présentèrent ce document, qui l’autorisait à porter des vêtements et des drapeaux semblables à ceux des Abbacides et à prendre, comme une marque d’honneur toute spéciale, le titre d’émîr el-moslemîn (prince des musulmans). On rapporte qu’il s’était déjà intitulé ainsi, n’ayant pas voulu prendre le titre d’émîr el-moumenîn, tant il respectait la dignité du khalife et tant ses Almoravides étaient dévoués à l’observation des préceptes de la religion et de la Sonna. Le Mehdi qui parut à la suite des Almoravides invita les hommes à soutenir la cause de la vérité, et reprocha vivement aux habitants du Maghreb leur éloignement pour les doctrines d’El-Achari, théologien dont il s’était déclaré le sectateur. Il les blâma de leur attachement au principe suivi par les anciens musulmans, qui, au lieu d’expliquer le texte du Coran d’après son esprit, le prenaient dans son sens littéral, ce qui, selon les Acharites, conduisait à des résultats très graves (20). Il donna à ses partisans le nom d’El-Mowahhedîn (Almohades ou unitaires), manière indirecte de condamner (la doctrine des Almoravides). Il tenait la même opinion que (les partisans de) la famille (du Prophète) au sujet de l’imam impeccable, « dont l’existence, disent-ils, est absolument nécessaire, dans tous les temps, pour maintenir l’ordre de l’univers. » Il commença par se faire nommer imam, afin de se conformer à l’usage des Chîïtes, qui désignaient leur khalife par ce titre ; ensuite il y ajouta le mot mâsoum (impeccable), pour indiquer que, d’après sa doctrine, l’imam doit être exempt du péché. Ses partisans s’abstinrent de l’intituler émîr el-moumenîn, pour ne pas s’écarter de l’usage suivi par les Chîïtes des temps anciens ; d’ailleurs il pensait que ce titre lui ferait partager (le mépris dont on couvrait) les hommes ignorants et les jeunes (étourdis) qui formaient la postérité des khalifes, tant en Orient qu’en Occident. Abd el-Moumen, à qui il légua le pouvoir, prit le titre d’émîr el-moumenîn, et le transmit à ses descendants. Plus tard les Hafsides de l’Ifrîkiya en firent de même. Ces princes se réservaient le titre dont nous parlons et ne permettaient à personne de le prendre ; en cela ils se conformaient à ce que le Mehdi fondateur de leur secte avait prescrit, et à leur conviction que ce personnage et ses successeurs avaient seuls le droit d’exercer l’autorité suprême, depuis que le parti des Coreïchides (soutien de l’ancien khalifat) n’existait plus.

(18) Littéral. « leur siège resta vacant ».

(19) Voyez ci-devant, page 442.

(20) Ici l’édition de Boulac porte de plus at-tajsîm c’est-à-dire, « l’anthropomorphisme. »

Le gouvernement du Maghreb s’étant ensuite désorganisé, les Zenata (Mérinides) s’emparèrent du pouvoir. Les premiers souverains de la nouvelle dynastie ayant conservé les mœurs rudes et simples de la vie nomade, se réglèrent d’après l’exemple des Lemtouna (les Almoravides) et se contentèrent du titre d’émîr el-moslemîn. Ils agissaient ainsi par égard pour la dignité du khalife, dont ils respectaient l’autorité, c’est-à-dire du khalife descendant d’Abd el-Moumen, et, plus tard, du khalife hafside. Les souverains zenatiens qui régnèrent dans les derniers temps s’attribuèrent le titre d’émîr el-moumenîn et le portent encore. De cette manière ils ont satisfait aux exigences de la dignité royale, dont il fallait étendre l’action et compléter les attributions.

 

[Ibn Khaldoun, extrait de la Muqaddimah, traduit en français par William Mac Guckin de Slane sous le titre Les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, 1862-1868, Paris Imprimerie Impériale. Je n’ai pas à ma disposition de meilleure traduction pour l’instant.

- Abdoullatif]

 

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