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Jean Foucaud - L’EXISTENCE CORPORELLE ET LA DEMARCHE INITIATIQUE chap. II

Chapitre II


   Dans notre 1er chapitre, nous n’avons pas précisé à chaque fois de quel « corps » nous parlions, laissant le mot avec son sens général car la langue française est pauvre en ce domaine, le latin, l’allemand et le grec, n’étant guère mieux lotis : ainsi, ces langues emploient le même mot pour les corps physico-chimiques et les corps animés (corps, corpus, körper…). Il nous faudra recourir aux langues arabe et sanscrite pour y voir plus clair.

Dans l’immédiat, nous allons pourtant faire un inventaire lexical des quelques possibilités offertes par l’allemand et le grec.

Rappelons que c’est le problème posé par le rite de l’Eucharistie (qui signifie, non pas « corps » mais « action de grâces ») qui nous a alerté sur les difficultés inhérentes à l’absence de terme spécifiques chez les Chrétiens pour distinguer entre le corps ordinaire et le « Corps du Christ » célébré dans la fête du Saint-Sacrement. Or, les Allemands emploient un terme original pour le désigner (donc différent du mot Körper): ils disent « Fronleichnam », reprenant 3 mots anciens signifiant « l’enveloppe du Corps du Seigneur », ce qui indique bien la conscience d’une difficulté pour rendre la notion de transsubstantiation, opposée aux conceptions hérétiques qui parlent d‘impanation (le corps serait dans l’hostie, mais celle-ci ne serait pas le Corps du Christ) ou de simple symbole (au sens faible); dans cette conception il n’y aurait aucune présence surhumaine ni extracorporelle dans l’eucharistie, ce qui est évidemment inacceptable pour les Catholiques. Mais il ne peut non plus s’agir du corps au sens matériel, sous peine de faire des chrétiens des « anthropophages » ! La théologie romaine n’a pas facilité les choses en imposant la formule latine du Notre père : « panem nostrum quotidianum », alors que les Orthodoxes ont la précieuse expression initiatique « artos épiousios », c’est à dire le pain supra-essentiel (allusion aux 2 sortes de corps). Pour résumer, nous constatons que, si les Chrétiens n’ont pas toujours la terminologie adéquate, ils ont bien perçu la notion de 2 corps distincts (1), ce qui montre un parallèle entre les 2 sortes de corps et les 2 sortes de pain.

Et, anticipant un peu notre étude de la langue arabe, nous allons nous demander comment les chrétiens d’orient (de langue arabe) ont tenté de résoudre la question, car ils devaient traduire cette différence entre le corps ordinaire et le nouveau Corps de la transsubstantiation.

En arabe, il y a au moins 2 mots (entre autres) : jism et jasad. Or, très habilement ils ont choisi le terme le moins matérialiste possible et parlent (pour la Fête du Saint-sacrement / Fête-Dieu) de ‘id al-jasad. Or nous savons grâce à ibn ’Arabi que jasad correspond au corps « subtil »(2). Il y a même en orient une 2ème expression concurrente : bayram al-qurban, où « qurban » signifie « offrande ou sacrifice », mais ce mot apparemment sémitique nous rappelle curieusement la racine latine « corpus ».

Une autre curiosité se trouve dans le mot allemend « Boden » qui signifie « le sol, la terre » et a donné le mot anglais « body » (le corps); or, le mot arabe badan est évidemment apparenté à cette racine(3). Enfin, pour réunir grec, arabe et français, signalons qu’il y a trois doublets rassemblant les 3 notions connexes de corps, tombeau et temple :

sôma / sêma (= le corps est un tombeau)

– corps / temple (« détruisez ce temple, je le rebâtirai en 3 jours » – il parlait du temple de son corps, précisent les Evangélistes Jean et Mathieu)

darih / durah (darih signifie tombeau; et durah, mot de la même racine, se dit pour un temple rencontré par le Prophète au 7è Ciel, lors de son voyage nocturne(4). – NB: Il semble qu’il s’agisse de la maison visitée (bayt ma’mura).

Enfin, il y a un parallèle intéressant, uniquement en grec, entre le « corps » et le « pain », comme nous le disions ci-dessus, dans le Pater Noster.

Il reste cependant la question de la 2è partie du Rite « Ceci est mon sang », « mon sang est vraiment un breuvage »; mais ceci nous entraînerait trop loin de notre sujet, qui est le Corps comme support de la Réalisation (René Guénon, « La Grande Triade »).

Maintenant, nous pouvons revenir au lexique arabe.

Nous pensons que Corbin a embrouillé les choses en croyant habile de dédoubler les mots jism et jasad (Corps spirituel et Terre céleste, p.222, Paris, 2005, 3è édition) : il distingue 2 jism et 2 jasad en leur attribuant : au ler, le corps subtil, et au 2è, le corps matériel, ce qui constitue une étrange inversion des réalités, si l’on suit ibn ‘Arabi. Mais le chef des études soufies à Paris et Téhéran (jusqu’en 1978) n’en a cure : il a trouvé 4 sortes de corps et s’en tient là, alors qu’il existe d’autres termes arabes que nous allons enfin énumérer pour que l’on en juge :


– Dans le coran, il y a déjà 3 termes : badan (le corps physique ou inerte), jism (le corps vivant, au sens général) et jasad (le corps subtil) qui ne sont pas du tout équivalents.

– Il y a le qâlib (qui a donné le français: galbe) qui, nous dit Ibn ‘Ajiba (Lexique du Soufisme, p.222/224), est l’enveloppe corporelle recevant l’entité subtile de l’âme. C’est le corps considéré comme une sorte de moule; à propos de ce moule, Ibn ‘Ajiba ajoute: « Dieu [a] coutûme de créer la vie dans un moule : tant que la vie s’y maintient, l’homme reste en vie. Cependant, bien que les esprits soient déposés dans les moules corporels, ils s’en dégagent dans l’état de sommeil, s’en séparent et reviennent ensuite ». (cf. Coran, sourate al-Zumar, XXXIX, 42). D’autres Maîtres parlent d’ « alvéoles » ou niches dans le barzakh, où les esprits partis en mission reviennent, in sha’a Llah… (inutile de parler de corps « astral » comme le dit bizarrement Corbin, op. cit. p.222) : la tradition arabo-islamique est bien assez riche sans que l’on y ajoute des fantaisies individuelles !

– Il y a les « ashbâh » (sing. : shabah) qui sont les « apparences corporelles » (en dialecte : les fantômes)

– Il y a encore le juththa : cadavre; de là même racine: juthwât : tombeau (cf. le grec : sôma sêma).

– Enfin, 7è et dernier, il y a un terme qui n’est pas recensé par Ibn ‘Ajiba, et pourtant usuel : « dhât » (pl. dhawât), non pas au sens connu et métaphysique d’ « essence », mais au sens de « personne intégrale » : « corps+âme+esprit ». Ainsi, quand on entend certains dire : « Je suis allé à la Mecque », la question est parfois : « Kunt bi-r-rûh aw bi-n-nafs ? » (Y êtes-vous allé en esprit ou avec votre âme ?) – Si la réponse est : « La, bi-dhâtî », c’est en français, littéralement : « en chair et en os », ce qui ne veut pas dire forcément à pied (cf. les « ahl-al-Khotwa »).

Les termes techniques « jamad » (corps minéral) et « jaram » (corps physique / planète) sont évidemment en dehors de notre champ lexical.

Les hindouistes se vantent souvent d’avoir à leur disposition 5 mots pour désigner le corps; nous trouvons que l’arabe, n’est pas mal loti avec ses 7 termes distincts correspondant à autant d’entités différentes qui ne sont pas des synonymes.


A.A.H.


Notes:

1 Dans sa conférence de carême (Radio Notre-Dame du 20/3/2010) le prêtre a essayé d’expliquer la question de la transsubstantiation en disant : « Là où est le Corps du Christ, là est aussi l’AME »; mais ceci ne fait que repousser le problème. A notre tour, nous pouvons proposer une hypothèse audacieuse: au Pain, correspondrait le Corps; au Vin, l’Ame; et à l’Esprit, les paroles de la Consécration (prière de l’épiclèse pendant l’anaphore), sans lesquelles il n’est pas de Rite initiatique christique. Ces 3 éléments faisant penser à la triade alchimique (puisqu’il y a transformation, transmutation ou transsubstantiation) : Sel, Mercure et Soufre.

2 Dans ses Istilahât, Ibn ‘Arabi précise, dans un formule étonnante : « [le jasad, c’est] tout esprit qui se manifeste au moyen d’un corps (jism) igné ou lumineux ». Or le christ est dit, dans le Coran, « Rûhu-Llah » (Esprit de Dieu) : cette simple définition résout pour nous l’ambiguïté de terminologie posée par la notion de Présence réelle dans l’hostie. Mais pour les théologiens catholiques, ce genre d’argument n’est pas forcément pertinent.

3 A titre anecdotique, on peut citer le mot français « bedaine » (la racine arabe indique aussi la corpulence).

4 Curieusement, Kazimirski situe ce temple au 4è ciel.

5 Il faut bien rappeler, à la suite de Guénon, que l’Eucharistie est un rite initiatique, (et non pas un rite d’initiation. – Confusion commise par F. Schuon et J. Tourniac !) passé dans le domaine exotérique, d’où les difficultés inextricables en théologie chrétienne courante pour essayer de faire assentir la présence toute spirituelle du Christ, appelée Présence réelle, dont les Chrétiens font à tort un cas unique dans l’histoire de l’humanité, oubliant le sacrifice de Melki-tsedeq, la Présence réelle dans l’Arche d’Alliance des Hébreux, et la Présence réelle dans la Lecture du Qor’ân; voire la Présence réelle dans le rite Soma des Hindous (cf. Guénon « Caïn et Abel, avant-dernière note).

 

[A suivre...]

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