A PROPOS DE CET ARTICLE :
Guénon le recommande dans son chapitre XXI du "Règne de la Quantité" intitulé :"Caïn et Abel". IL le cite en note,écrivant (note 2 , p.198 de l'édition de poche -Idées/Gallimard,n° 224 -Paris,1970):
"Sur l'importance toute particulière du sacrifice et des rites qui s'y rapportent dans les différentes formes traditionnelles, voir Frithjof SCHUON, Du sacrifice, dans la revue Etudes traditionnelles, n° d'avril 1938".
On remarquera que Schuon avait à cette époque à peine 31 ans et qu'il n'avait été rattaché que depuis 4 ans; on notera donc sa précocité et tout l'importance que lui accordait Guénon.Les désaccords ne viendront vraiment qu'en 1948 , avec le fameux article sur les "Mystères christiques".,mais Schuon commençait déjà à s'éloigner de Guénon , et ne suivant plus la "boussole infaillible", il ne comprit pas par lui-même son erreur dont vont s'emparer la plupart de ses disciples et "courtisans", erreur qu'il refusa d'admettre, se "drapant" dans son magistère (il avait 41 ans).
[notice de Jean Foucaud]
1.
La théorie du sacrifice est inséparable de celle de la manifestation elle-même, au sens ontologique ou cosmologique de ce terme ; il est donc nécessaire, pour bien situer la question, de considérer avant tout cette manifestation en tant que telle, c’est-à-dire le processus de manifestation même. Nous pouvons choisir, comme exemple de ce processus, une de ses modalités particulières, à savoir la manifestation du son, qui est primordiale dans l’ordre des perceptions sensibles, et nous verrons alors de quelle façon il retrace symboliquement, au même titre que toute autre modalité, le processus en question : en effet, pour pouvoir s’étendre dans la durée, le son doit passer en quelque sorte par une série de vibrations, ou, en d’autres termes, le son ne peut se manifester que moyennant des sortes d’arrêts ou de vides, qui le prolongent en quelque manière ; et on voit apparaître ici très nettement la loi de compensation inhérente à toute manifestation. Lorsqu’on considère ces arrêts ou ces vides comme des « sacrifices » par rapport à la manifestation dont ils constituent pourtant un élément indispensable, on doit comprendre immédiatement de quelle façon le sacrifice fait partie intégrante de la manifestation, et quel rôle il est appelé à jouer lorsqu’on l’entend au sens propre du terme, c’est-à-dire en appliquant l’idée qu’il exprime à l’ordre humain, individuel ou social. Mais pour en revenir à notre exemple du son, nous ajouterons encore que, si on voulait faire abstraction de ce « vide » dont l’application à l’ordre humain est le sacrifice, la manifestation devrait se réduire à une sorte d’explosion instantanée qui centraliserait en elle-même toute la puissance ou, si l’on veut, toute la vitalité du son, puissance qui, dans les conditions normales, s’affirme précisément par la force et la durée du son. Le son manifesté dans la durée peut donc être considéré, par rapport au son instantané dont nous venons de supposer provisoirement la possibilité, comme la réfraction brisée de ce son ; et, de même, toute manifestation quelle qu’elle soit, implique une telle réfraction d’un prototype conçu en mode « instantané ». On ne peut cependant pas dire qu’une manifestation « instantanée » ou « centrale » soit sous tous les rapports une impossibilité : elle est plutôt une possibilité relative dans le cadre de son impossibilité, s’il est permis de s'exprimer ainsi, c’est-à-dire qu’elle se réalise à titre symbolique à l’intérieur de la manifestation normale, et alors elle revêt un aspect soit maléfique, soit bénéfique ; mais cette question est trop complexe pour que nous puissions nous y arrêter davantage, et nous nous bornerons à citer comme exemples respectifs celui du cataclysme et celui du miracle.
2.
En appliquant cette théorie à la manifestation universelle elle-même, nous dirons que le « milieu » de réalisation de celle-ci est l’Existence, et que sa « vibration » est l’enchaînement cyclique auquel toutes les modalités de la manifestation universelle sont soumises ; mais on pourrait aussi considérer la différenciation inhérente à l’Univers manifesté comme son mode « vibratoire » de réalisation. Le principe de cette manifestation est alors l’Etre qui reste en dehors de l’Existence ; et, d’une façon analogue, le principe du son ou de toute autre perception sensible reste en dehors de son milieu de réalisation ou de réfraction, c’est-à-dire du temps et de l’espace.
Nous avons décrit tout à l’heure la vibration comme impliquant des arrêts ou des vides qui se suivent dans un rythme continu ; il convient cependant de préciser que ces arrêts ou vides ne sont tels que par rapport aux phases positives de la vibration, de même que, dans la vie d’un être terrestre, les sommeils ne sont des arrêts que par rapport à l’état de veille, et de même que, dans un cycle d’existence individuelle, les morts ne sont des arrêts que par rapport aux vies ; il n’y a, en effet, aucune solution de continuité dans une « vibration », ou plutôt la solution de continuité que l’on y observe n’est qu’apparente et très relative, comme le prouve du reste, la parfaite homogénéité du « rythme ». Ceci apparaît très visiblement lorsqu’on représente la vibration par une sinusoïde : celle-ci peut être considérée comme divisée en deux parties par son axe horizontal ; la partie supérieure et la partie inférieure représenteraient alors respectivement les deux phases positive et négative de la vibration. La phase positive formée, dans une perception sensible, par la série des moments de perception, se laisserait définir, dans un sens universel, comme l’affirmation symbolique du non-manifesté principiel, donc comme manifestation ; la phase négative, constituée par ce que nous avons appelé les « arrêts » ou « vides », représenterait la récapitulation symbolique de l’état de non-manifestation ; quant à la ligne qui sépare les deux phases vibratoires, on pourrait la considérer comme la limite d’inversion entre le non-manifesté et le manifesté.
Lorsqu’on transpose cette image en mode cosmique, on arrive à la conception de ce que les Hindous appellent les « jours » et les « nuits » de Brahma, c’est-à-dire l’alternance cyclique concernant la manifestation universelle, alternance qui permet d’ailleurs la conception de la Création. C’est à ce seul point de vue qu’il y a vraiment solution de continuité, puisque c’est dans cette « vibration » cosmique seule que la manifestation est effectivement dissoute ou plutôt réintégrée dans le non-manifesté, bien que, dans le sens le plus profond, on doive envisager, ici également, une sorte de continuité. Par contre, à mesure que les reflets symboliques de cette vibration universelle deviennent relatifs, la continuité des phases vibratoires devient d’autant plus manifestée : dans le monde sensible ou corporel, il n’y a plus de véritables ruptures entre ces phases ; ainsi, l’état de veille et celui de sommeil sont toujours liés et unifiés par la vie qui ne cesse pas, de même que, dans un ordre beaucoup moins restreint, les cycles individuels ou les « vies » d’un même être sont toujours liés par l’individualité de cet être.
Cette loi comporte cependant une compensation en sens inverse : s’il est vrai que la discontinuité entre les phases vibratoires se trouve amoindrie dans les différents ordres relatifs, par le fait que la vibration elle-même ne se produit que dans un domaine très restreint et qu’il ne saurait donc y avoir de différences aussi rigoureuses que celles qui, dans les ordres supérieurs, se produisent en raison de l’infinité du Principe divin ou de la Toute-Possibilité universelle, il n’en est pas moins vrai que cette continuité quasi « substantielle » est compensée par une plus grande discontinuité dans la vibration comme telle, qui peut alors se réaliser d’une façon beaucoup moins rigoureuse que dans les ordres plus généraux ou les ordres universels : ainsi, pour reprendre l’exemple du sommeil, celui-ci ne diffère que très relativement de la veille, puisque l’individu continue à vivre dans les deux états ; par contre, l’individu peut dans une certaine mesure se dispenser de dormir ou de veiller, ce qui constitue des exceptions impossibles dans un ordre aussi général que celui de la perception sensible ou simplement de l’existence physique, et à plus forte raison dans les ordres universels, où aucune exception ne saurait intervenir. Mais d’autre part, si dans l’Universel les phases vibratoires se suivent rigoureusement, c’est-à-dire si l’enchaînement cyclique ne souffre aucune lacune, ces phases ou cycles eux-mêmes sont d’autant plus différents les uns des autres, et cela parce que la résorption ou réintégration du manifesté dans le non-manifesté, au lieu d’être simplement symbolique, est ici effective, comme nous l’avons dit plus haut ; alors que, s’il n’y a guère de différence entre un sommeil et un autre, c’est précisément parce qu’il n’y a pas de véritable solution de continuité.
Dans un ordre aussi relatif que l’est celui de la vie terrestre, celle-ci considérée uniquement par rapport à l’individu qui la subit et non pas dans sa structure intime, la loi universelle du processus de manifestation n’a pas à se réaliser ou à se symboliser avec une rigueur absolue, puisque l’ordre de la volonté individuelle est à l’extrême opposé, en un certain sens, de celui de la volonté divine, c’est-à-dire de la détermination principielle ou universelle. S’il en est ainsi, c’est que les ordres qui paraissent relativement les plus éloignés de l’immutabilité principielle, sont par là même des miroirs du Principe divin, et cela en vertu du rapport d’inversion qui joue entre Principe et manifestation ; et la volonté individuelle étant, dans son essence positive et dans sa réalité, un reflet de la Liberté divine, elle peut contredire apparemment la loi naturelle, et réaliser les exceptions dont nous parlions plus haut. On peut donc dire d’un même individu que, bien qu’il soit soumis d’une manière absolue à la loi de manifestation vibratoire sous le seul rapport de sa manifestation comme telle, il n’y est que relativement soumis sous le rapport de sa vie volontaire, fondé sur ce que l’on peut appeler la « volonté libre ». Sous le premier rapport, l’homme, comme tout être ou toute chose, est, pour parler en langage islamique, naturellement muslim (« soumis » ou « résigné »), c’est-à-dire conforme aux principes universels ou, en d’autres termes, à la Volonté divine ; mais sous le second rapport, celui de la liberté relative de l’homme, celui-ci peut ne pas être muslim, et alors il est soit mushrik (« associateur ») lorsqu’il se considère comme tout aussi réel que la Volonté divine, soit kâfir (« infidèle » ou « négateur ») lorsqu’il se considère comme seul réel et comme seule raison suffisante de ses actes. Ces deux attributs négatifs de mushrik et de kâfir concernent d’ailleurs dans une certaine mesure tout homme et même tout être, sans que cela implique, assurément, que l’être soit nécessairement caractérisé par ces déterminations ; le shirk (« association ») et le kufr (« négation ») correspondent au tamas (« ignorance » ou « obscurité ») de la doctrine hindoue, le tawhîd (« union » ou « unification ») correspondant alors au sattva (« bonté » ou « conformité ») et le rajas (« passion ») de cette même doctrine étant impliqué soit dans le tawhîd, soit dans le shirk ou le kufr ; ces deux tendances sont, comme les « attributs » ou gunas des Hindous, des qualités inhérentes à la substance primordiale elle-même dont procède toute manifestation.
On voit donc que l’homme, en tant qu’il participe par sa liberté individuelle à la Liberté divine, représente pour l’être terrestre tout entier, être qui comporte tous les règnes de la nature, le lieu central où se réalise la possibilité d’une telle participation, relativement directe, à la Liberté ou Indétermination divines, et cela explique d’ailleurs le « droit » qu’a l’homme sur les règnes de la nature, « droit » qui entre notamment aussi en vigueur dans le sacrifice. La vie volontaire de l'homme est, par conséquent, une manifestation qui, du point de vue humain, n’est pas réglementée spontanément ou pour ainsi dire « automatiquement », comme c’est le cas pour toute manifestation simplement « passive » ou « physique » ; il appartient à l’homme de conformer sa propre manifestation, donc sa vie, à la Norme universelle et divine : et c’est là qu’intervient pour lui la Tradition, et plus particulièrement cet élément, central à un certain égard, que nous désignons par le terme de « sacrifice ».
On peut considérer la Tradition elle-même comme une sorte de « sacrifice » par rapport à la vie strictement profane qui, elle, ne fait intervenir par elle-même aucun élément supra-individuel ; en effet, tout rite constitue un arrêt du flux de cette vie, et une sorte de mort par rapport à celle-ci. Cela est visible d’une façon particulièrement nette dans le rituel islamique ; la prière répétée cinq fois par jour constitue en effet un sacrifice au point de vue de la vie purement terrestre et mondaine, puisque la prière est une sorte de mort pour ce monde, précisément parce qu’elle fait intervenir un élément supra-individuel qui dépasse la vie et la contredit dans un certain sens. Ceci dit, nous en viendrons au sacrifice au sens propre et immédiat du terme.
[A suivre...]