Il est certain que pour les peuples anciens, la « matière » n'était pas ce qu'elle est pour l'homme moderne. Il ne faut cependant pas croire que ces peuples ne voyaient la réalité des choses matérielles qu'à travers un voile d'imaginations « magiques et contraignantes » comme le supposent certains ethnologues, ou que leur mentalité était « alogique » ou « prélogique ». Les pierres étaient aussi dures, le feu aussi brûlant qu'aujourd'hui et les lois naturelles tout aussi inexorables. L'homme a toujours pensé de façon logique, même si, en dehors des données sensibles et, en réalité, à travers elles, il avait l'habitude de tenir compte aussi de réalités d'un ordre différent. La logique appartient à la nature de l'homme, et sa subjugation par des « imaginations contraignantes » ne se trouve pas chez les peuples primitifs, mais bien dans la pensée moderne et « progressée », qui veut réduire toute réalité à des faits purement physiques, contre toute évidence.
La conception d'une matière radicalement séparée de l'esprit, telle qu'elle se présente aussi bien en théorie qu'en pratique dans notre monde moderne – en dépit de certains courants philosophiques opposés (1) – n’est nullement évidente en soi. C'est l'aboutissement d'une démarche mentale particulière, à laquelle Descartes fut le premier à donner une expression philosophique, sans l'avoir toutefois « inventée » ; en fait, il a été profondément et organiquement influencé par une tendance générale à réduire l'esprit à la simple pensée et à le limiter à la raison discursive, ce qui revient à le priver de toute portée universelle et par conséquent, aussi, de toute présence cosmique ou immanence.
(1) Certaines théories modernes qui cherchent à expliquer le développement des formes organiques et inorganiques comme un « mouvement de l'Esprit », ne sont en réalité rien d'autre qu'un prolongement du matérialisme, puisqu'elles attribuent un « devenir » à l'Esprit qui est en son essence immuable
Selon Descartes, l'esprit et la matière sont deux réalités radicalement distinctes qui, selon un plan divin, se rencontrent en un seul point : le cerveau humain. Ainsi, le monde matériel, reconnu comme « matière », se trouve-t-il automatiquement privé de tout contenu spirituel, tandis que, pour sa part, l'esprit devient le complément abstrait de cette réalité purement matérielle, au-delà de quoi la réalité propre de l'esprit reste ignorée.
Pour les peuples anciens la matière était comme un aspect de Dieu. Dans les civilisations communément appelées archaïques, cette perspective était immédiate et reliée à l'expérience sensible, car pour celle-ci, la matière, c'était la terre en son aspect de pérennité, comme principe passif de toutes les choses visibles, tandis que le ciel représentait le principe actif et générateur. Ces deux principes sont comme les deux mains de Dieu. Ils sont en rapport réciproque comme mâle et femelle, père et mère, et ne peuvent être dissociés, car en tout ce que produit la terre, le Ciel est présent comme principe générateur, tandis que pour sa part, la terre donne forme et corps aux activités célestes, Ainsi, selon le point de vue archaïque, les choses étaient perçues de façon sensible et spirituelle en même temps, et la vérité métaphysique contenue dans cette vision des choses reste indépendante de la simple image du monde en question.
Pour la philosophia perennis, qui, jusqu'à l'avènement du rationalisme, était commune à l'Orient et à l'Occident, les deux principes actif et passif sont, au-delà de toute manifestation visible, les pôles premiers et déterminants de toute existence. Selon cette conception, la matière reste un aspect ou une fonction de Dieu. Ce n'est pas une réalité séparée de l'esprit, mais le complément nécessaire de celui-ci. En elle-même, elle est pure potentialité, et tout ce qu'on peut discerner en elle, porte déjà la marque de son complément actif, l'Esprit ou le Verbe de Dieu.
C'est seulement pour l'homme moderne que la matière est devenue une « chose » et non plus le miroir passif de l'Esprit. Elle est devenue, pour ainsi dire, plus « consistante », en ce sens qu'elle revendique désormais pour elle seule la qualité d'étendue et tout ce qui s'y rattache. Elle est devenue masse inerte, opposée à l'esprit libre ; elle est pure extériorité et spirituellement impénétrable ; elle est devenue un fait brut. Certes, même pour les hommes d'autrefois, la matière corporelle possédait cet aspect contingent, qui l'oppose en quelque sorte à l'esprit, mais cet aspect n'avait pas la même prétention d'être toute la « réalité ». Surtout, la matière ne fut jamais considérée comme une chose qu'on pût connaître pour elle-même et indépendamment de l'esprit. L'idée que l'étendue est le caractère distinctif de la matière a reçu son expression philosophique de Descartes. A partir de ce moment, la matière fut conçue comme masse et étendue. Ce qui eut pour conséquence d'amener l'homme à rechercher une explication purement quantitative pour toutes les qualités spatiales et finalement pour toutes les qualités sensibles. Cela peut être valable sous un certain rapport, c'est-à-dire, dans la mesure où l'on y trouve quelque avantage pour une science exclusivement consacrée à la manipulation extérieure des choses. Mais ni l'étendue ni aucune autre qualité sensible ne peut être complètement expliquée par des déterminations purement quantitatives. Comme René Guénon l'a magistralement démontré (2), il n'y a pas détendue qui n'ait quelque aspect qualitatif. Ce qu'on peut voir plus aisément dans les formes les plus simples, telles que le cercle, le triangle, le carré etc., chacune de ces figures ayant en elle-même quelque chose d'unique, qualitativement parlant, qui ne peut être réduit à une mesure purement quantitative (3). En fait, il est impossible de réduire à des catégories quantitatives le monde des perceptions sensibles, car il se désintégrerait alors en un pur néant, la quantité pure étant parfaitement inintelligible. Même les « modèles » les plus simples de la science expérimentale – par exemple ceux qui indiquent la structure des atomes ou des molécules – contiennent des éléments qualitatifs, ou du moins dépendent indirectement de tels éléments. On peut exprimer par des formules numériques la différence entre le rouge et le bleu si l'on explique les couleurs en termes de vibrations lumineuses et que l'on traduise celle-ci en chiffres ; mais un aveugle, qui n'a pas eu l'expérience directe de la couleur, ne connaîtra jamais la nature du rouge ou du bleu en vertu de ces chiffres ; la même objection est valable en ce qui concerne le contenu qualitatif de toute autre perception des sens. On peut imaginer un homme qui serait de naissance sourd et daltonien, mais qui serait familiarisé avec les formules scientifiques concernant sons et couleurs : la formule scientifique ne saurait néanmoins lui transmettre ni l'essence des sons et des couleurs, ni la différence profonde entre les deux perceptions sensibles. Ce qui est vrai pour les qualités les plus simples et les plus élémentaires, s'applique, à plus forte raison, aux formes qui sont l'expression d'une unité vivante. Ces formes, par leur nature même, éludent non seulement toute mesure et toute expression numérique, mais plus généralement toute description purement analytique. Certes, il est toujours possible de définir quantitativement les contours d'une forme particulière, mais ce n'est guère appréhender son essence. Dans le domaine de l'art, nul ne le contesterait, mais on oublie fréquemment que cela est vrai également dans tous les autres domaines : on ne peut saisir l'essence, le contenu, l'unité qualitative d'une chose par un processus progressif de mesure, mais seulement par une « vision » globale et immédiate.
(2) Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Paris 1945.
(3) Cela est vrai même des nombres, en ce sens que chacun ne représente pas seulement une quantité, mais aussi, en même temps, un aspect de l'unité, c'est-à-dire, la dualité, la trinité, la quaternité etc. La différence qualitative entre les formes peut être vue de la façon la plus simples dans les chiffres, et c'est pourquoi la doctrine pythagoricienne regarde les simples chiffres comme une expression des archétypes.
Le contenu qualitatif des choses n'appartient pas à la matière, celle-ci n'est pour lui qu'un miroir, où il peut être aperçu sans qu'il soit cependant limité au plan matériel. Une science fondée sur l'analyse quantitative qui, au lieu de contempler ou de saisir les choses dans leur totalité, « pense en agissant et agit en pensant », ne peut qu'être aveugle à l'égard de l'essence infiniment complexe des choses. Pour une telle science, ce que les anciens appelaient la « forme » d'une chose (c'est-à-dire son contenu qualitatif) ne joue pratiquement aucun rôle. C'est d'ailleurs pour cette raison que science et art qui, à l'époque pré-rationaliste, étaient encore synonymes, sont maintenant strictement séparés l'un de l'autre, et c'est encore pour la même raison que la beauté, au regard de la science moderne, n'ouvre pas la moindre avenue vers la connaissance.
La doctrine traditionnelle qui fait une distinction entre eidos et hyle ou entre forma et materia est la seule à rendre pleinement compte du fait que les choses ne sont ni purement « matérielles » ni purement « intelligibles » et qu'elles sont simultanément qualité et quantité, car cette doctrine traditionnelle ne se contente pas de diviser ou de dissocier, elle considère en même temps les deux « pôles » dans leur complémentarisme réciproque. Aristote a donné à cette doctrine son expression dialectique sans l'avoir, à vrai dire, « inventée », car elle réside dans la nature même des choses et correspond à une perspective originairement inhérente à l'esprit.
La « forme », au sens péripatéticien du mot, c'est la synthèse des qualités qui constituent l'essence d'une chose. C'est la réalité intelligible de la chose, totalement indépendante de l'existence matérielle de celle-ci. C'est pourquoi il ne faut pas confondre la « forme » conçue en ce sens et la forme au sens ordinaire, qui désigne quelque chose de limité spatialement ou de toute autre manière, pas plus qu'on ne doit assimiler la matière qui reçoit la « forme » et lui donne son existence finie, à la « matière » selon le sens moderne du terme.
Pour mieux saisir ces idées de « forme » et de « matière », l'imagination peut s'aider d'une comparaison avec l'œuvre de l'artisan qui donne à une matière comme l'argile, le bois, la pierre ou le métal une certaine forme, préconçue en son intellect, créant ainsi une image ou un objet quelconque. Mais ce n'est qu'une comparaison, car la matière qu'il utilise n'est pas rigoureusement « amorphe ». Même si on peut dire qu'elle est relativement « informe », elle possède déjà, cependant, certaines propriétés ou qualités, sinon l'argile ne se distinguerait pas du bois ni la pierre du métal. La matière réellement « amorphe » ne peut être représentée ni imaginée ; c'est une pure potentialité qui ne contient en soi aucun caractère discernable. Elle ne peut être connue que dans sa relation avec la forme. Quant à la forme, elle ne peut non plus être représentée en dehors de la matière, car toute forme manifestée se situe déjà dans la materia et cela est vrai même pour la forme imaginée, dans la mesure où l'on peut dire que l'imagination habille d'une sorte d' « étoffe » mentale l'essence spirituelle de la forme.
Du fait que l'essence d'une forme, indépendamment de son « revêtement » matériel demeure toujours la même (de sorte que l'on peut encore appeler « forme » une forme matériellement limitée), le concept est marqué d'une certaine ambiguïté. Il faut donc admettre que dans certains cas le même mot « forme » peut être pris en deux sens opposés : en tant que « délimitation » d'un être ou d'un ouvrage, la « forme », sur le plan « matériel » des choses, s'oppose à l'esprit ou à l'essence ; tandis que, au contraire, en tant que cause informante qui imprime sa marque sur la matière, la « forme » prend place du côté de l'esprit ou essence.
Si nous comparons à cette doctrine la conception cartésienne de la matière, nous remarquons, entre autres choses, que l'étendue spatiale, attribuée par Descartes à la matière et à elle seule, comporte une contradiction, car une étendue dépourvue de toute forme qualitative est proprement inimaginable. Même la simple direction spatiale, ainsi que René Guénon l’a démontré (4), est de nature qualitative ; tandis que la matière est en elle-même absolument dépourvue de forme. Son seul attribut est la quantité, la quantité pure, non déterminée par quelque nombre limité et qui, comme telle, ne peut être saisie en aucune façon. Elle correspond à la materia signata quantitate que les scholastiques regardaient comme la base du monde corporel. Cela signifie qu'elle n'est pas la materia prima, dépourvue de tout attribut, mais seulement une materia secunda, relative et déjà déterminée en vue du monde corporel. De la materia prima, ou substance primordiale, on peut seulement dire quelle est pure réceptivité à l'égard de la cause informante de l'existence et quelle est, en même temps, l'origine de l' « altérité », car c'est par elle que les choses sont limitées et multiples. Dans le langage de la Bible, la materia prima est représentée par les eaux, sur lesquelles planait l'Esprit de Dieu au commencement de la création.
(4) op. cit.
De même que la materia, lorsqu'on s'efforce de la saisir, élude toute recherche rationnelle et se retire pour ainsi dire dans le pôle passif de l'existence, de même la forme essentielle (forma) peut être reconduite jusqu'au pôle actif de cette existence, par dépouillement successif de toutes les couches de manifestation conditionnées par quelque materia, aussi subtile qu'elle soit. Aristote, qui fait remonter ces deux concepts (forma et materia ou eidos et hyle) jusqu'au point seulement où leur ontologie peut encore être logiquement démontrée, n'atteint pas le seuil où leur opposition se dissout paradoxalement dans l'unité. Cependant, il est clair que la cause informante, correspondant à l'Acte Pur, et la substance réceptive et purement passive, se complémentent réciproquement ; et ainsi, en tant que possibilités fondamentales et intemporelles, ne peuvent être dissociées. La réduction de tous les phénomènes à ces deux pôles primordiaux n'abolit naturellement pas le caractère miraculeux de la création ; elle en indique seulement les limites perceptibles ultimes. On peut assimiler le pôle actif à l' « essence » et le pôle passif à la « substance ». En un certain sens, l'essence correspond à l'Esprit ou Intellect, pour autant que les formae ou prédéterminations essentielles des choses sont contenues dans l'lntellect divin comme « prototypes » ou « archétypes ».
On pourrait objecter ici que l'idée de « forme » ne peut être développée en un sens ascendant sans abolir la distinction entre manifestation « formelle » et manifestation « supraformelle » – autrement dit, la distinction entre le domaine « individuel » et le domaine « universel » qui est celui du pur Esprit. A quoi il convient de répondre que le terme « formel » ne peut s'appliquer qu'à ce qui, par le moyen d'une « forme », est « imprimé » dans une substance. En elle-même la forme peut être considérée soit comme une limitation ou un contour, soit comme un « faisceau » de qualités non « substantiellement » déterminées; c'est en ce dernier sens que l'on peut, à juste titre, appliquer ce terme aux aspects de l'Être. De fait, dans les écrits des théologiens médiévaux des trois religions monothéistes, on rencontre l'expression « la forme de Dieu » (forma Dei ; en Arabe aç-çûrat al-ilâhiyah) pour désigner la totalité des qualités divines. L' « essence » de Dieu, qui se révèle à travers ces qualités, est en Elle-même inconditionnée et au-dessus de toutes les qualités.
Dans son ouvrage Le Chimiste Sceptique, publié en 1661, Robert Boyle attaqua la doctrine traditionnelle des quatre éléments conçus comme fondement de toute matière corporelle. Il démontrait que la terre, l'eau et l'air ne sont pas des corps simples, mais qu'ils sont composés de divers constituants chimiques. Ce faisant, il pensait avoir détruit l'alchimie à sa racine. Ce qu'il brisait, en réalité, ce n'était pas la véritable alchimie mais une conception grossière et mal comprise de la doctrine traditionnelle des quatre éléments, car la véritable alchimie n'a jamais considéré la terre, l'eau, l'air et le feu comme des substances corporelles ou chimiques au sens que l'on donne aujourd'hui à ce terme. Les quatre éléments sont simplement les qualités élémentaires les plus générales, selon lesquelles la substance amorphe et purement quantitative de tous les corps se révèle d'abord sous une forme différenciée. De même, l'essence immuable de chaque élément n'a rien de commun avec une indivisibilité corporelle quelconque, et, en réalité, le fait que l'eau soit un composé d'oxygène et d'hydrogène, l'air un composé d'oxygène et d'azote, n'altère en rien l'expérience immédiate des quatre « conditions » fondamentales de la materia corporelle, dont la terre, l'eau, l'air et le feu sont les exemples les plus généraux. Et les composants chimiques auxquels on peut réduire les trois premiers éléments tombent eux-même dans l'une ou l'autre de ces catégories. On risque, toutefois, de se heurter à une certaine difficulté pour comprendre la doctrine des quatre éléments, du fait que ces quatre « modes de manifestation », tout en représentant une première différenciation qualitative de la materia, jouent néanmoins, à l'égard des corps actuellement existants, le rôle de substances passives susceptibles de recevoir une forme. Sous ce rapport, c'est-à-dire, en tant que supports matériels ou substantiels, on peut comparer les quatre éléments – comme la fait ar-Râzî (Razès) – à des états plus ou moins denses des substances corporelles, ou plutôt à des types différents de vibrations, encore que ces comparaisons ne soient qu'approximativement adéquates car l'élément en lui-même reste au-delà (ou en-deçà) de la manifestation corporelle, de même que la materia de l'univers sensible dans son ensemble reste non perceptible en elle-même.
De tout cela, il ressort qu'une alchimie consciente de ses fondements cosmologiques ne pouvait pas penser que les quatre éléments fussent réductibles l'un à l'autre et à leur substance commune sous-jacente par des procédés chimiques, comme semble l'enseigner l'art hermétique. En réalité, si l'on suivait cet enseignement dans sa véritable signification, il ne pourrait que conduire, au-delà du domaine empirique, vers une tout autre « dimension » ontologique. D'autre part, selon les alchimistes d'Orient et d'Occident, les éléments ne sont jamais présents dans les corps sous leur forme pure. Chaque substance corporelle contient à la fois les quatre éléments, avec une prépondérance de l'un ou de l'autre qui imprime ainsi son caractère propre à l'apparence du corps. Ainsi, l'eau ordinaire n'est pas identique à l'élément de même nom bien qu'elle en soit la manifestation la plus immédiate et tout en ne faisant qu'un, en son essence, avec cet élément et avec l'aspect passif de la substance primordiale ou universelle. Le fait que partout, à travers les différents niveaux d'existence, on trouve des liens « verticaux » avec les prototypes universels signifie que la vision cosmologique de la nature - comme tout art fondé sur cette vision - possède une multiplicité de significations hiérarchiquement ordonnées.
La base commune des quatre éléments, si l'on considère les choses d'une façon générale et « synthétique », n'est autre que la materia prima de l'univers sensible. Pour être plus exact, cependant, il faut dire que les éléments ne procèdent pas directement de cette materia, mais de sa première détermination, l'éther, qui remplit également tout l'espace et qui est comparé, dans les écrits alchimiques, soit à une materia, soit à une quinta essentia, selon qu'on l'envisage matériellement ou qualitativement.
L’explication la plus complète des quatre éléments se trouve dans la cosmologie hindoue du Sankhya. Selon celle-ci, les éléments corporels ou bhutas, qui relèvent du monde matériel au sens le plus large du terme, correspondent à un nombre égal de "déterminations essentielles" ou tanmâtras contenues dans le sujet connaissant. Les deux groupes de déterminations primordiales, les tanmâtras comme les bhutas, dérivent en définitive de prakriti (materia prima). Ils sont filtrés par ahankâra, le principium individuationis ou conscience de l'ego et se répartissent entre le pôle objectif et le pôle subjectif du monde manifesté.
Une telle explication des éléments correspond exactement à la perspective hermétique. Elle montre comment les apparences sensibles peuvent être transposées dans le monde intérieur, car les mêmes tanmâtras « mesurent » aussi les phénomènes psychiques.
Si l'on classe les éléments dans l'ordre de leur « finesse » ou « subtilité » matérielle, la terre se trouve au rang inférieur, l'air au rang le plus élevé. S'ils sont rangés selon le sens de leur mouvement, c'est le feu qui occupe la position supérieure. La terre est caractérisée par la pesanteur : elle a une tendance descendante. L'eau est "lourde" aussi, mais avec une tendance d' « extension ». L'air s'élève et s'étend à la fois, tandis que le feu possède un mouvement exclusivement ascendant.
La tradition représente l'ordre naturel des éléments par une croix dont le point central correspond alors à la quinta essentia, ou par des cercles concentriques et, dans ce cas, la terre devient le point central et le feu le cercle le plus extérieur. On peut encore représenter cet ordre par les différentes figures du « Sceau de Salomon », composé de deux triangles équilatéraux qui s'entrecoupent. Le triangle dont le sommet est tourné vers le haut , représente le feu, celui dont le sommet est tourné vers le bas, représente l'eau. Le triangle du feu, avec le côté horizontal de l'autre triangle, représente l'air , tandis que le signe inverse représente la terre. Le sceau de Salomon complet représente la synthèse de tous les éléments et, donc, l'union des opposés.
La conception traditionnelle de la materia comme fondement passif et réceptif de toute multiplicité et différenciation peut aussi s'appliquer hors du domaine corporel. On peut ainsi parler d'une materia de l'âme, car l'univers psychique consiste, lui aussi, en « impressions » multiples et changeantes de formes essentielles et possède par conséquent un pôle actif (ou essentiel) et un pôle passif (substantiel ou « matériel »).
Le pôle substantiel de l'âme, sa materia, s'exprime dans sa capacité de recevoir et de conserver des formes, c'est-à-dire dans sa « réceptivité » sans limite. C'est là son aspect féminin, et l'on peut entendre une telle formule en un sens presque littéral, car dans la nature de la femme cet aspect de l'âme prédomine et se manifeste même physiquement : chez la femme, âme et corps sont relativement très proches du fait du caractère passif de l'un et de l'autre, ce qui a pour conséquence d'ennoblir le corps mais d'enchaîner l'âme.
Les « formes » assumées par la « substance » ou « matière » de l'âme peuvent venir aussi bien de l'extérieur que de l'intérieur. Empiriquement, elles viennent de l'extérieur, par les sens, mais elles ne sont formes essentielles que pour autant qu'elles correspondent aux prototypes immuables contenus dans l'Intellect et qui constituent le contenu réel de toute connaissance. Le pôle essentiel de l'âme est donc l'Intellect (ou Esprit). Il est sa « forme ». Une telle expression qui peut paraître étrange, ne doit pas faire croire qu'on pourrait attribuer à l'Intellect une « forme » particulière. En réalité, si le terme de « forme essentielle » peut être appliqué à l'Intellect, c'est seulement parce qu'en son action sur la meteria d'une âme donnée il constitue la « forme personnelle » de cette âme. C'est pour ces mêmes raisons - relation entre l'Esprit et l'âme et unicité qualitative de la personne venant de l'Esprit - que l'on peut parler de l'« esprit » d'un être individuel, ou des « esprits » au pluriel. Cela est comparable au cas d'une lumière dont un rayon ou un faisceau de rayons est intercepté par une surface réfléchissante : la lumière n'a pas en elle-même. de direction particulière, mais elle se « polarise » dans sa relation avec la surface réfléchissante et elle apparaît alors sans aucun changement de nature, sous l'aspect d'un rayon. De même, tout ce qui est esprit est « fait de connaissance » et ne fait qu'un avec la Lumière de la Vérité ; mais l'Esprit présent dans l'âme apparaît sous l'aspect d'un être individuel.
Du fait que l'Esprit et l'âme ne peuvent être délimités comme deux choses corporelles, toute comparaison pour rendre compte de leur relation réciproque est en quelque sorte trop simple et trop grossière. Néanmoins, des images comme celles que nous venons de proposer sont beaucoup plus adéquates à cette relation que n'importe quel essai de description psychologique, qui ramène tout au seul plan psychique ; il y a des réalités qu'on ne peut exprimer que par des symboles.
Dans son livre Sur l'Ornement des Noces Spirituelles (livre II, ch. 4) Ruysbroek écrit: « Chez tous les hommes il y a par nature une triple unité, mais chez le juste elle est, en outre, surnaturelle. La première et la plus haute unité qui se trouve en l'homme est Dieu, car, toutes les créatures dépendent de l'Unité Divine en leur être, leur vie, leur existence. S'il leur était possible de supprimer cette relation, elles tomberaient dans le néant. Cette unité est essentiellement en nous de façon naturelle, que nous soyons bons ou mauvais. Sans notre coopération elle ne nous rend ni saint ni heureux. Tout en étant en nous, cette unité est en même temps au-dessus de nous, comme source et support de notre vie.
De même une seconde union, ou unité, est présente en nous par nature. C'est l'unité des facultés supérieures, provenant de ce qu'en leur activité ces facultés jaillissent naturellement de l'unité de l'Esprit lui-même. C'est toujours la même unité, celle que nous possédons en Dieu, mais ici elle est considérée sous son aspect actif et non du point de vue de l'essence. L'Esprit est également présent dans toute sa plénitude en l'une et en l'autre unité. Cette seconde unité, nous la possédons en nous-mêmes, au-delà du domaine des sens, C'est d'elle que dérivent la pensée, la raison, la volonté et toutes les facultés d'activité spirituelle. Ici l'âme porte le nom d'esprit.
La troisième unité qui se trouve en nous par nature englobe le domaine des facultés inférieures ayant leur siège dans le cœur, fondement et source de vie animale. C'est dans le corps que l'âme possède cette unité d'où procèdent les cinq sens et toutes les activités corporelles. Ici, elle porte son véritable nom d'âme, car elle est la forme du corps qu'elle anime, qu'elle fait vivre et maintient en vie.
Ces trois unités qui sont en l'homme par nature constituent une seule vie et un seul royaume. Dans l'unité inférieure cette vie est sensorielle et animale ; dans l'unité intermédiaire elle est rationnelle et spirituelle ; dans l'unité supérieure, la vie est contenue en sa propre essence. Ceci appartient par nature à tous les hommes ».
Ruysbroek définit l'âme au sens littéral du terme (anima, psyché) par son orientation vers les facultés sensorielles ; il s'agit ici du domaine de l'âme empirique délimitée par le moi, par opposition avec l'esprit. Mais la relation esprit-âme peut aussi être considérée d'une autre manière. Lorsque nous parlons de l'âme en tant que materia de l'esprit, nous n'entendons pas seulement le tissu de la conscience égocentrique, mais plutôt la capacité passive et réceptive qui se situe à un niveau bien plus profond et se trouve précisément voilée par l'attachement habituel de l'âme à l'égard des sens. Pour que l'âme en tant qu'ego puisse être intimement mêlée au corps, elle doit subir une fragmentation et, en un certain sens, une « coagulation » qui l'empêche de refléter l'Esprit librement et sans distorsion.
Ce qui correspond à l'âme chaotique sur le plan minéral, c'est l'état du métal vil, en particulier du plomb dont l'obscurité et la pesanteur l'apparente à la masse brute. Selon le célèbre mystique musulman Muhyid Dîn ibn 'Arabî (*), l'or correspond à la condition saine et originelle de l'âme, qui reflète librement et sans distorsion l'Esprit Divin en sa substance, tandis que le plomb correspond à l'état d'infirmité, de déformation et de « mort » qui ne reflète plus l'Esprit. La véritable essence du plomb, c'est l'or. Tout métal vil représente une rupture de l'équilibre que l'or seul manifeste pleinement.
(*) [Note du blog : Ibn 'Arabî n'était pas un « mystique » mais un initié de haut rang (d'où sa dénomination traditionnelle de Cheikh al-Akbar), son oeuvre relève toute entière de l'ésotérisme. Sur la distinction fondamentale entre « mysticisme » et « ésotérisme » voir René Guénon, Aperçus sur l'Initiation chap Ier : Voie initiatique et voie mystique.]
Pour libérer l'âme de son état de coagulation et de paralysie, il faut dissoudre la combinaison imparfaite et non équilibrée de sa forma avec sa materia. C'est comme si l'esprit et l'âme devaient être séparés l'un de l'autre, en vue d'un "remariage" après leur « séparation ». La matière « brute » est brûlée, dissoute et purifiée pour être finalement « coagulée » de nouveau sous la forme d'un cristal parfait.
La « forme » de l'âme, ainsi « née de nouveau », se distingue cependant de l'Esprit universel dans la mesure où elle appartient encore à l'existence limitée. Mais elle est, en même temps, transparente à la Lumière indifférenciée de l'Esprit et en vivante union avec la materia primordiale de toutes les âmes ; car le fond « matériel » ou « substantiel » de l'âme est un, tout comme son fond essentiel ou actif. Toutes les âmes sont « faites » d'une même « substance », ce dont nous pouvons nous rendre compte par le fait que les « mouvements » (émotions) des âmes de toutes les créatures vivantes - malgré l'immense variété d'aspects et de degrés de conscience - procèdent de la même manière. On peut dire qu'elles sont comme les vagues d'une même mer.
La doctrine et le symbolisme alchimique n'indiquent pas l'extinction (spirituelle) complète de l'individualité, telle qu'elle est proposée dans le concept hindou de moksha, le nirvana bouddhiste, le fanâ'u'l-fanâ'i soufique ou encore l'unio mystica ou deificatio chrétienne en son sens le plus élevé. Cela est dû à ce que l'alchimie, s'appuyant sur une perspective purement cosmologique, ne peut être qu'indirectement transposée dans le domaine méta-cosmique ou divin. Mais, comme elle peut représenter une étape dans l'acheminement vers le but suprême, elle a été néanmoins incorporée dans la gnose chrétienne et islamique. La transmutation alchimique amène l'élément central de la conscience humaine au contact direct de ce rayon divin qui attire irrésistiblement l'âme vers le haut et lui fait entrevoir le Royaume des Cieux.
L'application des concepts complémentaires de forma et de materia au domaine de l'âme permet de comprendre en quel sens certaines données sensibles, comme les quatre éléments, peuvent être transposées sur le plan psychique. Tout comme la materia corporelle qui se manifeste de façon évidente dans les quatre éléments, la materia psychique montre dans son déploiement diverses tendances opposées. Elle a une tendance « descendante » vers l'inertie et la densité terrestre, mais aussi une tendance "ascendante", comme le feu, vers l'Esprit. Elle a, en outre, une tendance d'expansion - soit passive et relativement inerte, comme l'eau ou plus active et plus mobile, comme l'air. Pour l'âme, la « terre » est l'aspect ou la tendance qui la porte à s'enfoncer dans le corps et qui l'attache à ce dernier. Le « feu » a le même caractère purificateur et transformateur que le feu extérieur. L' "eau" possède la capacité d'assumer toutes les formes. Dans sa nature originelle et non corrompue, l'eau est, selon l'expression de Saint François d'Assise, umile e preciosa e casta (humble, précieuse et chaste). Enfin l' « air », dans sa liberté et sa mobilité, enveloppe toutes les formes de la conscience
Les signes symboliques des quatre éléments dans le Sceau de Salomon sont particulièrement clair lorsqu'on les applique à l'âme. Ils nous montrent que la pluralité des éléments dérive de l'opposition entre feu et eau, c'est-à-dire, du couple activité-passivité (qui correspond, évidemment, au couple forma-materia). Nous retrouverons plus loin cette même opposition sous la forme du soufre et du mercure. Par l'union des opposés l'âme devient « feu liquide » et « eau ignée » ; elle acquiert aussi, en même temps, les qualités positives des autres éléments, de sorte que son eau devient « stable » et son feu « non brûlant », car le « feu » de l'âme est ce qui confère la stabilité à son "eau" tandis que l' "eau" de l'âme confère à son "feu" la douceur et la subtilité de l' « air ».
On peut aussi concevoir les « éléments internes » comme pures qualités spirituelles et finalement comme les aspects immuables de l'Être. En ce sens, leur union et leur réconciliation est impliquée dans le fait que chacune des qualités élémentaires, prise en soi, contient aussi les autres, car l'Être Pur est à la fois simple et inépuisablement riche. Le sens profond de l'alchimie c'est que tout est contenu en tout, et son magisterium n'est autre que la réalisation de cette vérité sur le plan de l'âme. Cette réalisation s'effectue par la création de l' « élixir » qui réunit en lui-même tous les pouvoirs de l'âme, agissant ainsi comme "ferment" transformateur sur l'univers psychique et aussi, indirectement, sur le monde extérieur lui-même.
Comme il n'est point de substance matérielle qui soit totalement séparée des modes plus élevés de l'être, il est possible, dans certaines circonstances, de transposer sur une substance matérielle ces pouvoirs propres à l'âme, de sorte qu'ils arrive en quelque manière, à s'incorporer à cette substance. L'élixir intérieur des alchimistes peut donc avoir, en certains cas, une contrepartie extérieure.
[Titus Burckhardt, Alchimie, Sa signification et son image du monde chap. IV : Esprit et matière.]
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René Guénon - SIGNIFICATION DE LA MÉTALLURGIE - Dinul-Qayyim.over-blog.com
Le Pilier de fer de Delhi ou Pilier de fer de Mehrauli est un vestige archéologique et une curiosité métallurgique se trouvant dans le complexe du Qûtb Minâr dans la banlieue sud de Delhi. Il ...
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triangle de l'androgyne - Dinul-Qayyim.over-blog.com
laquo; La droiture est meilleure que mille miracles. »
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