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René Guénon - Nécessité de l'exotérisme traditionnel

[Publié dans Études Traditionnelles N°264 - décembre 1947 ; repris dans le recueil posthume Initiation et Réalisation spirituelle, chap. VII]

Beaucoup semblent douter de la nécessité, pour qui aspire à l’initiation, de se rattacher tout d’abord à une forme traditionnelle d’ordre exotérique et d’en observer toutes les prescriptions ; c’est d’ailleurs là l’indice d’un état d’esprit qui est propre a l’Occident moderne, et dont les raisons sont sans doute multiples. Nous n’entreprendrons pas de rechercher quelle part de responsabilité peuvent y avoir les représentants mêmes de l’exotérisme religieux, que leur exclusivisme porte trop souvent à nier plus ou moins expressément tout ce qui dépasse leur domaine ; ce côté de la question n’est pas celui qui nous intéresse ici ; mais ce qui est plus étonnant, c’est que ceux qui se considèrent comme qualifiés pour l’initiation puissent faire preuve d’une incompréhension qui, au fond, est comparable à la leur, quoique s’appliquant d’une façon en quelque sorte inverse. En effet, il est admissible qu’un exotériste ignore l’ésotérisme, bien qu’assurément cette ignorance n’en justifie pas la négation ; mais, par contre, il ne l’est pas que quiconque a des prétentions à l’ésotérisme veuille ignorer l’exotérisme, ne fût-ce que pratiquement, car le « plus » doit forcément comprendre le « moins ». Du reste, cette ignorance pratique elle-même, qui consiste à regarder comme inutile ou superflue la participation à une tradition exotérique, ne serait pas possible sans une méconnaissance même théorique de cet aspect de la tradition, et c’est là ce qui la rend encore plus grave, car on peut se demander si quelqu’un chez qui existe une telle méconnaissance, quelles que soient d’ailleurs ses possibilités, est bien réellement prêt à aborder le domaine ésotérique et initiatique, et s’il ne devrait pas plutôt s’appliquer à mieux comprendre la valeur et la portée de l’exotérisme avant de chercher à aller plus loin. En fait, il y a là manifestement la conséquence d’un affaiblissement de l’esprit traditionnel entendu dans son sens général, et il devrait être évident que c’est cet esprit qu’il faut avant tout restaurer intégralement en soi-même si l’on veut ensuite pénétrer le sens profond de la tradition ; la méconnaissance dont il s’agit est, au fond, du même ordre que celle de l’efficacité propre des rites, si répandue aussi actuellement dans le monde occidental. Nous voulons bien admettre que l’ambiance profane dans laquelle vivent certains leur rende plus difficile la compréhension de ces choses ; mais c’est précisément contre l’influence de cette ambiance qu’il leur faut réagir sous tous les rapports, jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à se rendre compte de l’illégitimité du point de vue profane lui-même ; nous reviendrons là-dessus tout à l’heure.

 Nous avons dit que l’état d’esprit que nous dénonçons ici est propre à l’Occident ; en effet, il ne peut pas exister en Orient, d’abord à cause de la persistance de l’esprit traditionnel dont le milieu social tout entier est encore pénétré (1), et aussi pour une autre raison : là où l’exotérisme et l’ésotérisme sont liés directement dans la constitution d’une forme traditionnelle (2), de façon à n’être en quelque sorte que comme les deux faces extérieure et intérieure d’une seule et même chose, il est immédiatement compréhensible pour chacun qu’il faut d’abord adhérer à l’extérieur pour pouvoir ensuite pénétrer à l’intérieur (3), et qu’il ne saurait y avoir d’autre voie que celle-là. Cela peut paraître moins évident dans le cas où, comme il arrive justement dans l’Occident actuel, on se trouve en présence d’organisations initiatiques n’ayant pas de lien avec l’ensemble d’une forme traditionnelle déterminée ; mais alors nous pouvons dire que, par là même, elles sont, en principe tout au moins, compatibles avec tout exotérisme quel qu’il soit, mais que, au point de vue strictement initiatique qui seul nous concerne présentement à l’exclusion de la considération des circonstances contingentes, elles ne le sont pas véritablement avec l’absence d’exotérisme traditionnel.

 1 — Nous parlons ici de ce milieu pris dans son ensemble, et, par conséquent, nous n’avons pas à tenir compte à cet égard des éléments « modernisés », c’est-à-dire en somme « occidentalisés », qui, si bruyants qu’ils puissent être, ne constituent encore malgré tout qu’une assez faible minorité.
2 — Nous prenons, pour la facilité de l’expression, ces deux termes d’exotérisme et d’ésotérisme dans leur acception la plus large, ce qui ne peut avoir ici aucun inconvénient, car il va de soi que même dans une forme traditionnelle où une telle division n’est pas formellement établie, il y a nécessairement toujours quelque chose qui correspond à l’un et l’autre de ces deux points de vue ; dans ce cas, le lien qui existe entre eux est d’ailleurs encore plus évident.
3 — On peut dire aussi, suivant un symbolisme assez fréquemment usité, que le « noyau » ne peut pas être atteint autrement qu’à travers l’« écorce ».

 Nous dirons d’abord pour exprimer les choses de la façon la plus simple, qu’on ne bâtit pas sur le vide ; or l’existence uniquement profane, dont tout élément traditionnel est exclu, n’est bien réellement à cet égard que vide et néant. Si l’on veut construire un édifice, on doit tout d’abord en établir les fondations ; celles-ci sont la base indispensable sur laquelle s’appuiera tout l’édifice, y compris ses parties les plus élevées et elles le demeureront toujours, même quand il sera achevé. De même, l’adhésion à un exotérisme est une condition préalable pour parvenir à l’ésotérisme, et, en outre, il ne faudrait pas croire que cet exotérisme puisse être rejeté dès lors que l’initiation a été obtenue, pas plus que les fondations ne peuvent être supprimées lorsque l’édifice est construit. Nous ajouterons que, en réalité, l’exotérisme, bien loin d’être rejeté, doit être « transformé » dans une mesure correspondant au degré atteint par l’initié, puisque celui-ci devient de plus en plus apte à en comprendre les raisons profondes, et que, par suite, ses formules doctrinales et ses rites prennent pour lui une signification beaucoup plus réellement importante que celle qu’elles peuvent avoir pour le simple exotériste, qui en somme est toujours réduit, par définition même, à n’en voir que l’apparence extérieure, c’est-à-dire ce qui compte le moins quant à la « vérité » de la tradition envisagée dans son intégralité.

 Ensuite, et ceci nous ramène à une considération à laquelle nous avons déjà fait allusion plus haut, celui qui ne participe à aucun exotérisme traditionnel fait par là même, dans son existence, la part la plus large qui se puisse concevoir au point de vue purement profane, auquel il conformera forcément, dans ces conditions, toute son activité extérieure. C’est là, à un autre niveau et avec des conséquences encore plus étendues, la même erreur que celle que commettent la majorité de ceux des occidentaux actuels qui se croient encore « religieux », et qui font de la religion une chose entièrement à part, n’ayant avec tout le reste de leur vie aucun contact réel ; une telle erreur est d’ailleurs encore moins excusable pour qui veut se placer au point de vue initiatique que pour qui s’en tient au point de vue exotérique, et, dans tous les cas, on voit sans peine combien cela est loin de répondre à une conception intégralement traditionnelle. Au fond, tout cela revient à admettre que, en dehors ou à côté du domaine traditionnel, il y a un domaine profane dont l’existence est également valable dans son ordre ; or, comme nous l’avons déjà dit souvent, il n’y a pas en réalité de domaine profane auquel certaines choses appartiendraient par leur nature même ; il y a seulement un point de vue profane, qui n’est que le produit d’une dégénérescence spirituelle de l’humanité, et qui, par conséquent, est entièrement illégitime. En principe, on ne devrait donc faire aucune concession à ce point de vue ; en fait, cela est assurément bien difficile dans le milieu occidental actuel, peut-être même impossible dans certains cas et jusqu’à un certain point, car sauf de trop rares exceptions, chacun s’y trouve obligé, par la seule nécessité des relations sociales, de se soumettre plus ou moins, et tout au moins en apparence, aux conditions de la « vie ordinaire » qui précisément n’est rien d’autre que l’application pratique de ce point de vue profane ; mais, même si de telles concessions sont indispensables pour vivre dans ce milieu, encore faudrait-il qu’elles soient réduites au strict minimum par tous ceux pour qui la tradition a encore un sens, tandis qu’elles sont au contraire poussées à l’extrême par ceux qui prétendent se passer de tout exotérisme, même si telle n’est pas leur intention et s’ils ne font en cela que subir plus ou moins inconsciemment l’influence du milieu. De semblables dispositions sont certainement aussi peu favorables que possible à l’initiation, qui relève d’un domaine où normalement les influences extérieures ne devraient pénétrer en aucune façon ; si cependant, par suite des anomalies inhérentes aux conditions de notre époque, ceux qui ont cette attitude peuvent malgré cela recevoir une initiation virtuelle, nous doutons fort que, tant qu’ils y persisteront volontairement, il leur soit possible d’aller plus loin et de passer à l’initiation effective.

René Guénon.

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